John SCALZI
L'ATALANTE
384pp - 20,50 €
Critique parue en novembre 2007 dans Bifrost n° 48
[Critique commune à Le Vieil Homme et la Guerre et Les Brigades fantômes.]
S'engager dans l'armée à soixante-quinze ans, alors qu'on a toujours été anti-militariste, relève forcément de motifs qui n'ont rien à voir avec les guerres que l'humanité en expansion mène dans la Galaxie contre diverses espèces extraterrestres. John Perry, à présent veuf, ne désire pas connaître le naufrage de la vieillesse : contre deux ans de service dans les Forces de défense coloniale, l'armée promet de lui rendre la jeunesse puis de l'expédier en « retraite » sur une colonie, le retour sur Terre étant interdit.
En fait de rajeunissement, John Perry reçoit un nouveau corps, cloné lors de l'engagement selon des méthodes de croissance accélérée et amélioré génétiquement : dans ses veines coule le SangmalinTM, qui donne une couleur verte à sa peau et assure une oxygénation optimale, et son esprit dialogue avec AmicerveauTM, un ordinateur jouant le rôle de pager mais aussi d'interface avec le corps, décuplant par exemple les capacités de réaction ou de précision.
Le temps de tester leur nouvelle enveloppe très performante avec des partenaires sexuels, les nouvelles recrues commencent un entraînement qui relativise l'excellence de ces formations. Les premiers combats achèvent de détruire les illusions. Il apparaît vite que l'engagement de deux ans n'a plus cours en temps de guerre ; or, les Terriens, non seulement sont engagés dans nombre de conflits, mais ne font rien pour y mettre fin : aucune négociation n'a jamais été envisagée, pas plus qu'on n'a tenté de comprendre le point de vue de l'ennemi. L'humanité se contente de poursuivre une politique d'expansion agressive sans pitié, ni stratégie élaborée pour limiter ses pertes. Le simple fait d'envisager une entente est considéré comme un acte de trahison. John Perry, qui a révélé, contre toute attente, un sens militaire lui valant de monter en grade, se demande quelle part d'humanité conservent en eux des soldats génétiquement améliorés et à l'esprit assisté par leur AmicerveauTM, capables de piétiner des êtres évolués hauts de cinq centimètres comme s'il s'agissait de fourmis. C'est ce type de questions éthiques et philosophiques que pose le premier volume — questionnement souligné par un sens de la dérision et un humour très second degré complètement gâché en VF par une traduction inepte. Des propos qui ne renouvellent pas ceux de La Guerre éternelle, le roman de Joe Haldeman auquel on ne peut s'empêcher de penser, Starship Troopers (de Robert Heinlein) étant l'autre référence qui vient à l'esprit ; le présent roman condense au contraire l'ensemble des préoccupations liées à ce type d'histoire, d'une manière fort habile, tout en développant un récit passionnant sans aucun temps mort.
Ces interrogations sont accentuées par la révélation d'escadrons fantômes encore plus déshumanisés. En effet, l'armée dispose malgré tout des candidats à la vie militaire qui seraient décédés avant leur incorporation : elle les clone et y introduit un esprit entièrement conçu pour la guerre. S'agit-il encore d'humains ? On comprend le secret entourant ces Brigades fantômes : comment réagir face à l'enveloppe physique de son épouse devenue une machine à tuer ? L'amélioration du processus conduit, dans le second volume, à disposer de soldats d'élite à peine nés : il est déstabilisant de croiser des individus apte à parler une minute après leur naissance, à marcher deux minutes plus tard et à mener l'interrogatoire d'un ennemi au bout de quinze jours. Pour beaucoup, un soldat des Brigades fantômes n'est qu'un Amicerveau logé dans un support biologique, qui est d'ailleurs transformé en engrais si l'esprit qui l'occupait a été transféré dans un autre corps.
L'un d'eux, Jared Dirac (tous portent des noms de scientifiques), a en outre reçu un second esprit, celui de Charles Boutin dont il est déjà le clone, un scientifique de la Recherche militaire accusé d'intelligence avec l'ennemi pour avoir donné aux Rraeys des informations sur l'Amicerveau. L'armée pense que si les Rraeys s'allient avec les Eneshans et les Obins, forçant l'humanité à combattre sur trois fronts à la fois, c'est grâce au rôle joué par Boutin. Pour maquiller sa fuite, Boutin a transféré son esprit dans un clone qu'il a abattu. Une prouesse dans la mesure où le transfert d'esprit ne pouvait s'effectuer que d'un corps à l'autre avant que le savant ne réussisse à stocker la conscience sur un support numérique. C'est parce qu'il n'a pas eu le temps de vider la mémoire de celui-ci que son esprit est une nouvelle fois transféré dans le corps du soldat Jared, soumis à haute surveillance en lisant ses pensées par le biais des Amicerveaux, une possibilité qu'on avait cachée aux soldats pour ne pas les inquiéter ; on espère qu'il retrouvera ainsi quelques-unes des informations permettant de savoir où Boutin se cache et connaître surtout la nature du complot ourdi contre les Terriens. Au fur et à mesure qu'il retrouve la mémoire de son hôte, Jared gagne en humanité en même temps qu'il devient apte à juger sa hiérarchie, laquelle n'a pas hésité, pour obtenir des renseignements, à inoculer à un extraterrestre prisonnier un poison nécessitant la prise d'un antidote à vie.
John Scalzi franchit, dans Les Brigades fantômes, un cran supplémentaire dans la perte d'humanité, du point de vue physique comme du point de vue moral. D'épineuses questions éthiques sur la légitimité de la violence, la définition de l'humain ou le contrôle d'autrui continuent d'être posées à travers ce roman fort prenant qui n'a jamais perdu de vue la dimension aventureuse de son récit ni l'indispensable touche d'humour. Même le projet de Boutin ressasse ces interrogations selon des perspectives inédites.
Pour Le Vieil homme et la guerre, son premier roman, John Scalzi a reçu le prix Campbell et a été nominé au Hugo. Des récompenses bien méritées, ce diptyque temporaire se révélant passionnant de bout en bout. En attendant la traduction du troisième opus de cette saga, The Last Colony, tout en priant pour que l'éditeur nous épargne cette fois une traduction de Bernadette Emerich.