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Les critiques de Bifrost

Leçons du monde fluctuant

Leçons du monde fluctuant

Jérôme NOIREZ
DENOËL
335pp - 20,30 €

Bifrost n° 48

Critique parue en novembre 2007 dans Bifrost n° 48

En l'espace de huit ans, la collection grand format « Lunes d'encre » s'est imposée comme l'un de nos plus beaux fleurons éditoriaux consacrés aux littératures de l'imaginaire. Collection éclectique d'un niveau somme toute exigeant, proposant aussi bien des textes résolument contemporains que des cycles classiques publiés en omnibus, elle est sans conteste, et pour nombre de lecteurs, une manière de référence. Aussi quand Gilles Dumay, son responsable éditorial, notoirement connu pour son caractère de cochon et son franc-parler un tantinet excessif, critique teigneux dans nos pages et écrivain surveillé sous le nom de Thomas Day, annonce la publication d'un jeune auteur français (ce qui n'est pas si courant) en « Lunes d'encre », bien sûr, ce qui ne pourrait être qu'un bouquin de plus prend figure de petit événement dans le lanterneau de l'édition de genres. D'autant que nous parlons ici de Jérôme Noirez, déjà fort remarqué pour sa trilogie Féerie pour les ténèbres chez Nestiveqnen (si un éditeur poche est dans la salle, il serait bien avisé d'y jeter un coup d'œil pour fin d'éventuelle réédition…).

Ainsi donc, Noirez arrive en « Lunes d'encre » avec Leçons du monde fluctuant, la peinture d'un paysage imaginaire aux échos plus ou moins steampunk (encore !), tout du moins dans son background, monde où règne une Angleterre victorienne (encore !!) triomphante mais confite dans ses obsessions rigoristes, et où l'on suit le devenir d'un personnage ayant vraiment existé dans notre vrai monde à nous (encore !!!) — à savoir Charles Lutwidge Dodgson, professeur de mathématiques à l'université d'Oxford, plus connu sous le nom de Lewis Carroll. Mouais… Voici donc l'histoire du bon docteur Dodgson qui, en guise de frein à ses ardeurs déplacées envers les petites filles, se voit contraint par ses pairs oxfordiens à l'exil sur Novascholastica, une île perdue au cœur de l'océan Indien. Un bled, un trou, une misère peuplée d'indigènes plus ou moins rebelles (surtout les morts, en fait…) à l'Empire briton et ses préceptes serrés de partout. Ainsi le livre se partagera-t-il en deux trames : d'une part l'histoire de Dodgson et son voyage chez les sauvages en compagnie de Jab Renwick, le noir précepteur, et, de l'autre, celle de la petite Kematia (Alice ?) au pays des morts (des merveilles ?).

S'il ne fait aucun doute que Jérôme Noirez est doté d'un vrai talent de conteur, d'un sens aigu des dialogues et d'un humour (noir) tranchant, reste que je me suis fort ennuyé à la lecture de ces Leçons du monde fluctuant. Non pas que le livre soit mauvais (entendons-nous : il ne l'est pas). Non. Le livre est drôle (en dépit d'une absolue noirceur). Le personnage de Jab Renwick, tueur cynique monstrueux, est particulièrement réussi. Quant à la langue de Noirez, fouillée sans être précieuse, elle ne prend le temps que de quelques phrases pour faire basculer le lecteur dans l'univers si particulier du roman. Alors ? Alors pour goûter ce double périple initiatique (et cruel), sans doute faut-il goûter, aussi, l'œuvre du vrai Carroll, ce qui n'est pas mon cas (je sais, c'est mal). Y compris dans le roman, d'ailleurs, où le personnage même de Dodgson laisse froid et auprès duquel on apprend finalement peu de son modèle incarné (sans parler des passages bégayés, insupportables — oui, Carroll était bègue, mais franchement, faire balbutier Dodgson au fil des dialogues devient vite très chiant). Enfin les déboires de Kematia, morte de fraîche date avec sa vilaine cicatrice entre les jambes toujours saignante, pour drôles qu'ils puissent être, n'en sont pas moins longs et parfois répétitifs. Et voici qu'on arrive au milieu du bouquin et qu'on se dit, en dépit d'un demi sourire de temps à autre : bordel, encore 150 pages…

Leçons du monde fluctuant n'est pas un livre inintéressant, même s'il n'est pas pour moi, et même si je peine encore, ma lecture achevée, à clairement cerner le projet de l'auteur. C'est même un bouquin plutôt intelligent et sans aucun doute l'œuvre d'une plume française atypique promise à un avenir riant. J'attendrais de fait, pour ma part, son prochain roman avec curiosité pour savoir si, oui ou non, Noirez réitérera le curieux exploit de Leçons du monde fluctuant, un livre à la fois pertinent, drôle, riche, et pourtant presque chiant.

Olivier GIRARD

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