Le crépuscule. Les abords de la cité jadis décadente et maintenant déclinante de Roum. Une jeune volante y déploie ses ailes ; fines, légères, transluminées par les rayons déclinants du soleil. Ce sont des ailes de nuit. Elles sont encore fragiles à la tombée du jour, sensibles aux vents solaires qui balayent un monde moribond, un monde perclus dans une expectative incertaine : celle d'envahisseurs surpuissants qui ont par le passé promis de venir conquérir la vieille Terre. Son compagnon de route, un vieux guetteur — un de ceux qui surveille les étoiles, à l'affût de cette invasion redoutée —, la regarde pudiquement s'envoler et apprend ; apprend comment des ailes de nuit, des ailes à l'apparence si vulnérable, peuvent soutenir une jeune femme et la délier de ses attaches terrestres.
C'est sur cette scène claire/obscure — les lumières de la ville/l'obscurité du soir, l'envol sublimé de la jeune femme/la langueur résignée du vieil homme — que s'ouvre Les Ailes de la nuit, l'un des romans emblématiques de la phase sombre de Robert Silverberg, aux côtés de L'Homme dans le labyrinthe et de L'Oreille interne. Faux roman d'ailleurs, car il s'agit, à l'instar des Monades urbaines, d'un recueil de trois novellas mises bout à bout et relatant le voyage d'un vieil homme, Wuellig, sur une Terre dévastée, réduite à l'asservissement par un péché d'orgueil ancestral. Son parcours, à la fois géographique et psychologique, retrace les trois stades de la rédemption de la Terre : le châtiment, l'expiation et la rédemption elle-même.
Première étape : Roum. Cité grandiose, encore grandiloquente, Wuellig sera aux premières loges de sa chute, de l'invasion destructrice par une race extraterrestre revancharde à l'efficacité divine. Il règne dans la ville une sourde mélancolie, celle d'un temps que les gens savent compté, celle d'un simulacre de vie organisé autour d'un système de classes rassurant à défaut d'être efficace.
Nouvelle la plus originale du triptyque, cette peinture d'une société future dans une agonie sans cesse retardée, rythmée par les pas lents du guetteur, d'abord dubitatif quant à l'intérêt de sa tâche puis rendu à lui-même et à son désarroi suite à l'invasion qui l'en destitue, est saisissante et tragique.
Ce texte, qui obtint le prix Hugo en 1969, est à rapprocher des textes désabusés, meurtris et inquiets de l'auteur : « Le Chemin de la nuit », « Passagers », « Traverser la ville » et « La Route morte ».
Deuxième point de chute : Perris. Episode le plus anecdotique du lot, qui vaut surtout par son rôle expiatoire (la mise à mort du Prince de Roum). Elle voit Wuellig se joindre à la confrérie des Souvenants — l'occasion pour lui de découvrir le passé de son espèce, de remonter à l'hubris originel de ses ancêtres afin de comprendre pourquoi les envahisseurs sont venus prendre possession de la Terre. L'expiation passe par la reconnaissance de ses actes.
Robert Silverberg dépeint une histoire de la Terre, de son apogée scientifique à sa chute sordide et grotesque. Cette nouvelle est marquée par la patte cynique de Silverberg quant à la société humaine et son déclin programmé : « Le Vent et la pluie », « Notes sur l'ère prédynastique » et « Manuscrit trouvé dans une machine temporelle abandonnée ».
Arrivée du voyage pour Wuellig sur les terres de Jorslem, la Sainte, où, sous le voile des pèlerins, il va demander une cure de jouvence pour son corps et pour son âme. Cette nouvelle étape est la conclusion logique du cycle qui voit poindre un brin d'espoir pour la race humaine.
Cet espoir passe, comme souvent chez Silverberg, par une harmonisation avec soi-même, les autres et l'univers. Elle relève ici de l'unification d'une harmonie du moi (la foi) avec une harmonie stellaire (la science). L'harmonie avec les autres est aussi présente, symbolisée par le regroupement des classes en une seule ; elle est également présente tout au long des nouvelles : dans chacune, Wuellig partage son chemin avec un autre redouté ou méprisé (le monstrueux Gormon, l'odieux prince de Roum, la perfide Olmayne) pour, au final, être amené à le comprendre et l'accepter.
Ce lien triple vers l'harmonie conduit ce texte vers d'autres classiques de Silverberg : « Les Chants de l'été », « Schwartz et les galaxies », « La Fête de Saint Dionysos » et « Nef ma sœur, étoile ma sœur ».
Le héros de la nouvelle « Traverser la ville » concluait par un « Laissons venir le chaos. Que tout s'écroule afin que nous puissions prendre un nouveau départ. » Cet acte d'acceptation fait écho au cheminement de Wuellig dans Les Ailes de la nuit. Pessimiste de nature, Robert Silverberg réfléchit sur les voies de rédemption possible pour une humanité déchue de sa grandeur. Personnifiant la Terre, le vieux guetteur aura à apprendre, à contempler sa chute et à comprendre son passé pour espérer s'en arracher, laissant le lecteur sur cette morale résignée que, même en des temps sombres, il est possible de s'envoler.