Le Shant, sur la planète Durdane, est sans doute l'une des créations les plus fascinantes de Jack Vance. Imaginez une vaste île, presque un continent, divisée en une soixantaine de cantons aux structures sociales très différentes les uns des autres. Toutes ces sociétés coexistent en paix hors de toute centralisation sous la surveillance de l'Anome, l'Homme sans visage, qui possède le pouvoir de faire sauter la tête de n'importe qui en déclenchant l'explosion du torque que chacun porte dès l'adolescence. Dans le premier volume de cette trilogie, Gastel Etzwane, fils d'un musicien de passage, renonce à l'initiation chilite et quitte son canton d'origine pour mener une vie errante à travers le Shant. Après bien des aventures, il part en quête de l'Anome, dont l'absence de réaction face au péril représenté par les terribles Rogushkoïs lui paraît tout d'abord incompréhensible, puis criminelle. Après avoir identifié L'Homme sans visage et mis fin à son règne, Etzwane organise la résistance contre les Rogushkoïs dans Les Paladins de la liberté, pour découvrir au bout du compte que ces féroces créatures humanoïdes qui massacrent les hommes et s'accouplent avec les femmes ont été amenées depuis un autre monde. Leur origine et les raisons de leur invasion font l'objet du troisième volume, où Etzwane, enlevé par les maîtres des Rogushkoïs, se retrouve obligé de combattre pour leur compte sur une autre planète. Il réussit bien entendu à s'enfuir et regagne Durdane.
L'Homme sans visage est sans doute l'un des meilleurs romans de Vance, qui y déploie des trésors d'imagination et d'inventivité, dont le « chemin d'air » — des ballons guidés captifs guidés par des câbles au sol — est un excellent exemple. Même si Durdane n'est pas totalement coupée du reste de la galaxie, les technologies qu'on y emploie sont largement alternatives, pour le plus grand plaisir de l'amateur de dépaysement. Quant aux sociétés décrites, leur diversité et leur originalité ne peuvent que susciter l'admiration. Originalité que souligne cette phrase d'Ifness, l'observateur terrien qui croise à plusieurs reprises le chemin d'Etzwane, au sujet des Chilites : « La race humaine n'avait jamais connu une telle adaptation et elle ne la connaîtra sans doute plus jamais. » Les Paladins de la liberté poursuivent sur cette lancée avec un peu moins d'imagination, mais il est vrai que l'effet de surprise ne joue plus. L'intrigue est elle aussi plus conventionnelle : Gastel Etzwane passe son temps à organiser la résistance du Shant contre les Rogushkoïs, tout en mettant fin au système du torque. Asutra ! constitue enfin une conclusion fort décevante, comme si, après avoir tant donné dans les deux premiers volumes, Vance était à court d'idées pour boucler le cycle. Ce n'est pas à proprement parler un mauvais livre, juste un space opera standard avec une fin plutôt hâtive. Mais cette conclusion ne doit surtout pas faire oublier la formidable puissance imaginative de L'Homme sans visage, qui représente, répétons-le, un des sommets de l'œuvre de Jack Vance.