Paul J. MCAULEY
LIVRE DE POCHE
568pp - 7,60 €
Critique parue en janvier 2006 dans Bifrost n° 41
Bienvenue dans le cœur ébène de l'Afrique, c'est-à-dire le Congo vert d'Obligate et ce qui reste de la RDC et du Rwanda, tout deux grignotés par la maladie plastique. Un territoire d'inégalités extrêmes sur lequel règnent d'une main de fer la corruption et la terreur qu'instaurent de nombreuses bandes armées ; une géographie décimée par diverses pandémies. Dans ce futur d'à peine trente ans (étonnamment crédible), tout a changé mais rien ne change vraiment ; le colonialisme a laissé place à une forme de fascisme écologique et à des missions humanitaires qui servent de paravent à une triste réalité, celle du néocolonialisme. L'homme blanc n'en a pas fini de piller le plus vieux des continents, celui sur lequel l'Homme — fils de Lucy et père de tous les hommes — a balbutié pour la première fois.
C'est dans ce décor, aussi hallucinant que dérangeant, que le sujet britannique Nicholas Hyde est témoin d'une bien étrange attaque. Alors qu'il relève toutes les données possibles et imaginables sur les lieux d'un massacre — attribué à tort aux troupes loyalistes — , son escorte de soldats brésiliens et ses compagnons de l'ONG Witness sont exterminés par d'étranges singes capables d'utiliser des armes — « Les Diables Blancs », aussi appelés « fantômes » dans la Zone Morte. Grâce à son entraînement militaire qu'il rechigne à évoquer, Nicholas Hyde sauve de peu sa peau, récupérant au passage le cadavre d'une des créatures anthropophages et un bébé indigène qu'il ramène à Brazzaville. L'histoire pourrait presque s'arrêter là, mais peu de temps après le retour à la civilisation du jeune Anglais, les événements s'enchaînent à toute allure : les militaires le menacent pour qu'il la ferme, le bébé meurt dans d’étranges circonstances, le corps du Diable Blanc est détruit, certains témoignages changent, certains témoins disparaissent… Quelqu'un veut prouver que les Diables Blancs n'existent pas… n'ont jamais existé. Et cette personne est prête à tout, y compris à raser un quart de l'Afrique, pour arriver à ses fins.
Epaulé par le journaliste online Harmony Boniface, Nicholas Hyde n'aura pas à chercher bien loin pour comprendre que les diables blancs, entre autres victimes de leur métabolisme, sont le fruit des expérimentations génétiques d'Obligate ou, plus en amont, de celles qui devaient faire la fortune du « Pleistocene Park » (tout rapport avec Le Parc Jurassique de Michael Crichton est… entièrement voulu). Mais ce n'est pas là que se trouve le véritable secret des Diables Blancs… Un secret qui ressemble beaucoup — en fin de compte — à celui de Nicholas Hyde (il y a du docteur Jekyll et du docteur Moreau dans cet homme-là).
Un grand livre, chargé d'ironie et de spéculations passionnantes. Voilà le sentiment que j'ai eu tout au long de mes deux lectures (la première en anglais, il y a un peu plus d'un an, la seconde pour la rédaction de cette recension). Evidemment, en creusant un peu, on pourrait trouver des tas de défauts à ce thriller de génétique-fiction : c'est un gros livre, ce qui implique que le rythme n'est pas toujours des plus soutenus ; les parties hard-SF sont un peu trop « maintenant j'appuie sur le bouton pause et je vous explique » ; les péripéties (fusillades, explosions, inévitable histoire d'amour) sentent bon le cinéma musclé de John McTiernan… Mais, à dire vrai, tout ça n'est que détails comparé à un récit fort de ses vrais rebondissements, de ses perspectives d'avenir et de ses incroyables personnages (Cody Corbin, Teryl Meade, Harmony Boniface…). Une aventure scientifique (a scientific romance) d'autant plus forte que McAuley a l'honnêteté intellectuelle d'annoncer d'entrée de jeu quel est son projet littéraire : un dézinguage en règle de cette usine à bouses qu'est Michael Crichton (en bifrostien courant, on appelle ça un fist-fucking lubrifié au gravier et à la limaille de fer) et, résultat des courses, le papa du grotesque Congo et du 100% spielbergien Parc Jurassique en prend pour son grade de la première à la dernière page. D'ailleurs, l'ironie de McAuley ne s'arrête pas là : alors qu'il est rigoureusement impossible de tuer un enfant à Hollywood, notre auteur en lice produit un roman fort hollywoodien dans lequel il n'a de cesse de massacrer/torturer des gamins (sans doute parce que, dans les vraies tragédies, les enfants meurent avant les autres).
Un grand livre donc, mais une fois de plus, on regrettera le manque de travail éditorial dont souffre l'ouvrage : la traduction, globalement satisfaisante, s'enlise par moments (surtout au niveau des dialogues), les « après que » pullulent comme des insectes gorgés de sang, et enfin le texte est émaillé d'un nombre inhabituel (du moins chez Robert Laffont) de fautes de frappe, de mots doublés ou inappropriés (un lance-fusée hante à plusieurs reprises le texte alors qu'il s'agit clairement d'un lance-roquette).
Rageant.
Cependant, à moins que vous ne soyez enculeur de mouches dans l'âme, vous allez franchement apprécier ces Diables Blancs, ce roman coup de poing, ce coup de maître, cet hommage limpide à Kurt Vonnegut, 22 euros pas plus, qui, 600 pages durant, ne parle quasiment que d'Afrique et d'Africains, sans jamais verser dans le racisme ou la condescendance.
Un tour de force comme on aimerait en lire plus souvent.