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Les critiques de Bifrost

Les jeux du Capricorne 1971-1981

Les jeux du Capricorne 1971-1981

Robert SILVERBERG
J'AI LU
957pp - 10,50 €

Bifrost n° 49

Critique parue en janvier 2008 dans Bifrost n° 49

[Critique portant sur Le Chemin de la nuit, Les Jeux du Capricorne, Voile vers Byzance, Mon nom est Titan, Né avec les morts et En un autre pays.]

Récemment encore, Gérard Klein écrivait : « Je pense après beaucoup que le roman supporte quelques ratés mais la nouvelle n’en tolère aucun (…) Une bonne nouvelle est un monde en soi qui peut se tenir dans le creux de l’attention, tandis qu’un roman se perd forcément dans les brumes du déjà lu et de l’encore à lire. » (in, Gérard Klein, Le Temps n’a pas d’odeur, le Livre de Poche, 2004). Définition qui s’applique parfaitement au travail de Robert Silverberg sur la forme courte. Si l’homme de San Francisco qui, à l’instar de Jean-Jacques Rousseau enfant, devait se croire égyptien, grec ou romain, est devenu une icône de la science-fiction pour des romans tels que L’Homme dans le labyrinthe, Les Monades urbaines, Le Livre des crânes, L’Oreille interne, etc., ce serait méconnaître son œuvre que d’ignorer la puissance évocatrice, la pertinence thématique et l’élégance stylistique des centaines de ses nouvelles et novellae publiées au cours de sa longue et prolifique carrière.

L’imposante édition française de ces nouvelles « au fil du temps », écrites entre 1953 et 1997, fut, rappelons-le, entamée chez Flammarion en 2002, sous l’égide de Jacques Chambon, regretté directeur de la collection « Imagine »… et ami très proche de l’auteur. Sa disparition prématurée a, un temps, suspendu cette grande œuvre, mais celle-ci s’est récemment achevée (sous l’impulsion éditoriale de Pierre-Paul Durastanti, autre ami français de Silverberg), avec la parution en août 2006 chez J’ai Lu, après la reprise des trois premiers volumes parus chez Flammarion, du quatrième et dernier opus, Mon nom est Titan, couvrant la période 1988-1997. L’ensemble offre un corpus incontournable pour quiconque prétend apprécier l’œuvre de Silverberg (un ensemble complété par deux autres recueils, publiés cette même année 2006 mais chez Folio « SF », En un autre pays et avec les morts — nous en reparlerons ci-après). Quantitativement, parce qu’il s’agit là de plus des deux tiers de sa production totale, étalée sur plus de quarante années d’écriture. Qualitativement, surtout, parce que les nouvelles et novellae rassemblées ici en constituent, véritablement, la quintessence.

Chaque texte, sélectionné par l’auteur et par l’éditeur, en étroite collaboration, est accompagné d’une préface à caractère souvent biographique, ce qui offre au lecteur avisé un bonheur supplémentaire : celui d’une « autobiographie par le détour de la fiction ». Ni fardées ni promotionnelles, ces préfaces sont une composante essentielle de ces recueils d’archéologie littéraire. Le premier volume, Le Chemin de la nuit, s’ouvre une nouvelle d’un tout jeune Silverberg qui prend la plume après avoir lu les premières lignes d’un conte de Marcel Aymé, ce qui trahit le rapport tout particulier qu’entretient Robert Silverberg avec la culture française, et plus largement européenne. Ce texte, qui donne son titre au volume, fut d’abord refusé en raison de sa noirceur et de son thème provocateur (le cannibalisme), puis publié tardivement grâce à la complicité d’Harlan Ellison. Sombre, pessimiste, cette nouvelle offre un contraste saisissant, et pas seulement sur le plan de la maîtrise stylistique, avec le texte qui clôt le troisième volume et s’intitule « La Compagne secrète ». Il s’agit ici d’une brillante novella qui s’analyse comme un hommage appuyé, voire un plagiat assumé, à l’œuvre de Conrad, envers lequel Silverberg reconnaît volontiers sa dette d’auteur. Entre ces deux repères, la nouvelle provocatrice un peu brute et la novella glorificatrice parfaitement maîtrisée, le talent de Robert Silverberg se déploie dans des petits joyaux narratifs et spéculatifs tels que « Voir l’homme invisible », « Comme des mouches », « Une fois les mythes rentrés chez eux », « Trips », « Les Jeux du capricorne », « Notre-Dame des sauropodes », « Le Palais à minuit », « Une aiguille dans une meule de temps », « Basileus », ou encore la magnifique novella qui confère son titre au troisième volume, « Voile vers Byzance ». Cette sélection, forcément subjective, ne peut rendre compte de la richesse de cette œuvre protéiforme, plongeant tantôt dans les méandres de l’Histoire, tantôt dans les circonvolutions de l’Humain, sans aucune faute de goût, sans jamais démentir son appartenance à la science-fiction. Le quatrième volume, quant à lui, malgré le caractère « tardif » des textes qui le composent, atteste que l’auteur n’a rien perdu de sa fraîcheur inventive, de sa passion pour les civilisations disparues, tout en ayant atteint le plus haut degré technique. Le tout dernier texte, « Mon nom est Titan », hommage à Roger Zelazny, fait même office de retour aux sources, puisqu’il est un véritable chant d’amour à la Grèce Antique. Mais, surtout, il prouve que la démarche de Robert Silverberg n’est jamais égocentrique, malgré les apparences. C’est à un cours d’histoire de la science-fiction, de ses bardes et de ses motifs fondateurs, qu’il nous convie, son œuvre ne nous servant, au final, que de manuel d’étude. Depuis l’époque où la S-F « n’était que peau de chagrin », jusqu’à cette extrême fin du vingtième siècle où elle a « contaminé » toute la culture, tous les médias, souvent au prix de son identité propre. Et là, parvenu au faîte de sa carrière, l’homme à la plume d’argent contemple le soir qui tombe sur tous les univers qu’il a déployés et, avec une sincérité inestimable, émouvante et rare, il nous avoue, citant Fitzgerald, qu’il passe le relais, « alors que le monde se transforme au point de [lui] échapper ».

On l’a dit, en parallèle des quatre volumes chez J’ai Lu, les éditions Gallimard, dans leur collection Folio « SF », consacrent deux volumes aux seules novellas de Robert Silverberg. De façon appréciable, la structure interne de ces recueils, parus en juin et octobre 2006, est très semblable à celle précédemment évoquée (et pour cause, ces livres étaient initialement destinés à un cinquième et dernier volet des Nouvelles au fil du temps, exclusivement consacré aux novellæ) : une introduction générale rédigée par l’auteur lui-même et, pour chaque novella, un paratexte spécifique reprenant le contexte dans lequel elle a été écrite et le défi qu’a entendu relever l’auteur. De toute évidence, l’auteur n’a pas craint d’ouvrir une fenêtre sur ses mécanismes créatifs les plus intimes. Selon les propres termes de Robert Silverberg, la novella est « une des formes littéraires les plus enrichissantes et les plus intéressantes qui soient ». A mi-chemin entre les parfois trop lourdes parures du roman et le déshabillé un rien provocateur de la nouvelle, elle offre un équilibre délicat entre l’approfondissement du contexte et des personnages, d’une part, et le déploiement de la charge spéculative du récit, d’autre part. Fondamentalement composite, la novella peut confiner à la symbiose et magnifier le plaisir du lecteur. Elle est véritablement le « sur-mesure » de la S-F et il faut admettre que les textes de Silverberg le démontrent amplement, tant l’auteur se révèle souvent plus à son aise dans ce format que dans celui du roman.

Le premier recueil, Né avec les morts, réunit quatre novellæ qui s’échelonnent de 1957 à 1973 et retracent, de ce fait, l’acquisition d’un savoir-faire en la matière. De la première à la dernière, on ressent l’intense plaisir de la création, pour un auteur qui fait voile vers la plénitude de son art. Mais surtout, Robert Silverberg s’y livre d’emblée : « Je passais sans difficultés ni scrupules de thèmes savamment construits à des récits reposant sur les poncifs de la littérature de gare, et c’est pour cette raison que j’ai pu vendre bon nombre d’histoires… ». On ne peut être plus clair : pour être un grand auteur de S-F, il faut refuser de trancher entre le ludique et le politique, mais pratiquer de concert, et avec le même élan, l’aventure et la spéculation. D’abord, en alternance, le temps de se faire la plume, puis en les fusionnant. En somme, être prolifique sans jamais se résigner à la superficialité et, inversement, ne pas exister seulement pour quelques perles rares au volatile succès d’estime. Toute l’œuvre de Silverberg illustre cette conviction profonde de l’auteur et en fait un repère historique. Le premier texte du recueil, « La Vallée hors du temps » (seul véritable inédit de l’ouvrage) est l’illustration parfaite de l’époque où le jeune Silverberg, lassé des « recettes sensationnalistes », décide de se lancer dans « un texte où les personnages et le style seraient un peu plus étudiés ». Quinze ans plus tard, les autres textes, de « Partir » à « Né avec les morts », prouvent l’acquisition de la technique et le déploiement de l’imaginaire, dans le cadre idéal, « ni trop long ni trop court », de la novella, mode d’écriture « civilisé et cultivé » que Robert Silverberg revendique depuis toujours.

Le second recueil, En un autre pays, fait figure d’ultime démonstration. En effet, si les novellæ qui le composent (quatre au total, dont trois inédites) sont toutes des textes de commande, écrits entre 1988 et 1996, elles bénéficient du savoir-faire accumulé par l’auteur pendant des décennies d’écriture professionnelle. Robert Silverberg, avec un bel équilibre de respect et de liberté, se glisse entre les personnages de « La Saison des vendanges » de Catherine L. Moore avec « En un autre pays », pose élégamment, dans « Cache-Cache », les jalons d’un univers partagé dont le fondateur n’est autre qu’Asimov, ou se paye le luxe de réinventer le récit-catastrophe avec « Ça chauffe à Magma-City ». Certes, les résultats ne sont plus surprenants à ce stade, mais le charme ne s’est pas flétri.

Il y a, bien sûr, beaucoup d’autres novellas de Robert Silverberg qui auraient dû être évoquées dans cette présentation critique. Deux textes, notamment, écrits au début des années 1990 sont presque archétypaux dans leurs composantes : voyage temporel, hommage appuyé aux mythes fondateurs et à l’histoire antique, revisitation des grandes civilisations, réelles ou fantasmées, fluidité de l’écriture et ambition humaniste du propos. Il s’agit des « Lettres de l’Atlantide », novella dans laquelle l’esprit d’un voyageur temporel investit celui de l’héritier du trône d’Atlantis et découvre la magnificence de cette civilisation avancée qui règne sans partage sur le paléolithique, il y a 20 000 ans, et de « Thèbes aux cent portes », qui nous projette dans la dix-huitième dynastie du Nouvel Empire pharaonique, à la recherche de voyageurs temporels égarés, ou plutôt fugitifs. La structure épistolaire du premier récit nous permet de plonger dans le for intérieur du personnage principal, rendant sensibles ses faiblesses et son humanité. Dans le second, Silverberg opte pour un type de narration plus convenu, mais la question reste la même que celle posée dans « En un autre pays » : que choisit l’individu qui se confronte à une autre époque, à un autre monde que les siens ? Le devoir et l’aventure ? Nouveaux textes, vieilles thématiques, et ce retour incessant vers l’Histoire à laquelle l’auteur, comme l’historien-potier d’Arnold Toynbee, revient sans cesse, pour la remodeler telle l’argile, tout en demeurant son esclave, ici consentant. Il suffit, pour s’en convaincre, de (re)lire Roma Æterna.

Bref, à présent tout le matériau est là, disponible en français, les sources rassemblées et présentées, l’intention de l’auteur connue, vérifiée et détaillée. A l’instar des nouvelles de Philip K. Dick (« Lunes d’encre », Denoël), les nouvelles de Silverberg appartiennent au patrimoine mondial de la S-F. Le dernier des Titans, après Heinlein, Clarke, Asimov, Dick, c’est bien lui. Et le pays de Voltaire et de Dumas a donné au chantre du time-opera son public le plus fidèle, peut-être le plus aiguisé. Mais éditer, rééditer, lire, critiquer et relire encore ne suffit pas pour rendre hommage à Silverberg. L’Histoire ne finit pas avec les Titans, tout au contraire. Tel Atlas, il nous soutient. Nous sommes juchés sur ses épaules, et cette altitude nous révèle des horizons lointains, bien au-delà du siècle qui vient d’éclore. 

[Voir également les chroniques de Le Chemin de la nuit, de Voile vers Byzance et la chronique commune à Mon nom est Titan et En un autre pays.]

Ugo BELLAGAMBA

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