Quatrième et dernier volume d'une œuvre inclassable qui accumule les superlatifs, Les Murailles de Jéricho prolonge et développe les thèmes abordés lors du roman précédent (Ombres sur le Nil), procédé somme toute logique, car axé sur la seconde partie du vingtième siècle avec son cortège d'horreurs indicibles. Mort, destruction, lassitude, nostalgie de ce qui aurait pu être, tristesse quant au sentiment général d'avoir gâché sa vie, mais aussi espoir, joie, amitié et amour, autant d'ingrédients qui font de ce quatrième tome une sorte de roman total, indescriptible, fourmillant et, au final, tout simplement magnifique. Œuvre monstre aussi folle qu'incomparable, Le Quatuor de Jérusalem fait partie de ces textes qui transcendent tous les genres et méritent le titre de chef-d'œuvre. Au sens le plus strict. Avec pour parrains les fantômes de Conrad, de Borges, de Joyce, de Peake et de quelques autres tout aussi prestigieux. Une entrée en matière qui ne doit surtout pas effrayer le lecteur, tant la plume de Whittemore se montre tour à tour enjouée, légère, sombre, grave, hilarante ou tragique. Comment résumer la vie en quelques adjectifs ? Whittemore s'y emploie avec talent, et on se prend à rêver d'une littérature française qui possède ce souffle, ce talent, cette humilité et cette douceur parfois stupéfiante qui font du Quatuor de Jérusalem une expérience de lecture sans pareil, et des Murailles de Jéricho un intense moment d'angoisse existentielle jubilatoire. Certes, Whittemore ne s'adresse pas à tout le monde. Il faut sans doute une certaine expérience de la vie et une tournure d'esprit bien particulière (deux aspects à ne surtout pas prendre d'un point de vue péjoratif) pour apprécier les tourments et les affres dans lesquels l'auteur plonge ses nombreux personnages. Car c'est bien de ça qu'il s'agit, de personnages aussi immenses que tout petits, dépassés par une Histoire qui les englobe, les dévore, les transfigure parfois, mais n'oublie jamais de les tuer. En l'occurrence, celle d'Israël après sa fondation en 1948, jusqu'à la guerre civile libanaise au début des années 80 et à la désastreuse intervention de l'état Hébreu, scellant d'une pierre funeste le temps des idéaux pour s'engluer dans le pragmatisme le plus cynique et le plus violent. Malgré ce contexte éminemment casse-gueule, Whittemore (et on peut parler ici de véritable tour de magie) réussit la prouesse de rester à l'écart du monde tout en touchant d'un doigt très sûr ses plaies les plus purulentes. Evoquer l'histoire d'Israël par l'intermédiaire d'un agent du Mossad infiltré en Syrie sans jamais prendre parti tout en démontrant par là même un amour immense à l'égard du Moyen-Orient dans son ensemble, il fallait le faire, et Whittemore le fait sans problème, l'air de ne pas y toucher. Pour un peu, on ne le remarquerait presque pas, tant la splendeur du paysage, le poids de l'Histoire, l'intensité des sentiments et l'âpreté de la vie dans ces contrées rocailleuses, minuscules et immenses nous coupent le souffle. Axé autour (largement autour, même) de la vie de Yossi, infiltré à Damas sous le nom d'Halim et qui, grâce à sa réputation d'incorruptible, devient peu à peu la conscience idéaliste Arabe, Les Murailles de Jéricho est de ces romans qui rendent littéralement meilleur. De la fondation d'Israël au bourbier libanais en passant par la Guerre des Six Jours et la Guerre du Kippour, le roman navigue de décennies en décennies, de personnages en personnages et d'histoires personnelles en anecdotes, toujours tragiques, toujours désastreuses, souvent belles et profondément humaines. Jeune parachutiste israélien traumatisé par les affrontements sanglants au cœur de Jérusalem en 1967, journaliste libanais terrorisé par une existence ratée, responsable du Mossad éclopé aux motivations d'une rare (et crédible) noblesse, sans oublier la figure des trois rois mages, ici-bas décalée comme sait si bien le faire Whittemore, dont l'heureuse contemplation du monde fait partie des pages les plus inoubliables du roman, autant de personnages qui hantent longtemps l'imaginaire du lecteur, et ce bien après en avoir fini avec ce quatrième tome.
On l'aura compris, Le Quatuor de Jérusalem est une œuvre qui a quelque chose de terrifiant… Œuvre monstrueuse, soit, mais surtout œuvre monstre, magnifique, simplement indispensable.