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Les critiques de Bifrost

Les Portes d'Occident

Les Portes d'Occident

Pierre BORDAGE
J'AI LU
411pp - 8,20 €

Bifrost n° 5

Critique parue en mai 1997 dans Bifrost n° 5

 « Un long gémissement déchira le silence attira l'attention de Wang, Le spectacle que découvrit alors l'horrifia : un homme nu, un Chinois du Nord ou un Coréen, avait été crucifié sur une table dressée à la verticale. On lui avait arraché les organes génitaux enfoncé de longs clous à tête ronde dans les poignets et les chevilles. Son sang se répandait en ruisseaux le long des bras, de ses jambes, grossissait goutte à goutte la mare visqueuse qui s'étalait à ses pieds. Wang distingua, un peu plus loin, un morceau de chair velue et sanguinolente qu'il identifia comme la partie manquante du supplicié, et il contint à grand-peine une envie de vomir.  »

Terre : XXIIIe siècle. Le monde est coupé en deux par le REM, un mur électromagnétique de plusieurs kilomètres de haut (un Mur de Berlin géant, en somme), isolant le riche Occident de ses voisins en proies au dénuement total, une misère et une violence quotidienne effarante : la RPSR (République Sino-Russe) dont les armées vaincues par le REM ont pris souches à même leurs territoires d'occupation lors de la tentative d'invasion avortée des pays occidentaux ; la GNI (Grande Nation Islamique) dont les dirigeants écrasent le peuple sous le poids de lois ineptes prétendument coraniques.

C'est en Silésie, une sous-province de Sino-Russie, que vit Wang, jeune Chinois traînant sa décrépitude dans les ruelles crasseuses de Grand-Wroclaw, enfant élevé aux mamelles du Tao de la Survie, des préceptes savamment distillés par une grand-mère autant sorcière que philosophe. Et l'univers du gamin de basculer au moment où, dans l'espoir de faire plaisir à la vieille dame chérie, il est pris sur le fait en train de dérober quelques paquets de cigarettes au clan d'Assöl le Mongol, la néo-triade locale. Contraint de prendre la fuite pour échapper à l'émasculation, Wang s'engage alors sur la route de Most, en Bohême, là où, dit-on, périodiquement le REM s'entrouvre pour laisser passage aux milliers d'émigrés en guenilles qui se ruent vers le mirage occidental. Quant à savoir ce qu'il advient d'eux...

Il faut bien avouer qu'après la globalement superbe trilogie des Guerriers du Silence (chez le même éditeur), nous étions un certain nombre à attendre la nouvelle saga de Pierre Bordage (saga, le mot est lancé, car si Wang n'atteint pas la taille des Guerriers du Silence, il s'agit tout de même d'un roman dont le premier volume frôle bon an mal an les cinq cent pages —  sachez d'ailleurs que Les Aigles d’Orient, second et dernier tome de Wang, devrait être ou est sur le point de paraître au moment où vous lisez ces lignes). Un roman-fleuve donc, qui s'ouvre sur une centaine de premières pages d'une rare violence, une noirceur à ce point marquée que la lecture en devient presque pénible, suffocante, tant l'auteur sait nous prendre par la main, nous immerger à force renforts de descriptions, d'états d'âmes aussi d'un héros auquel il est si facile de s'identifier dans ce monde de misère absolue. Bordage sait y faire, c'est indéniable, un peu trop même. Raconteur d'histoire diablement efficace, riche d'un style puissamment évocateur, il nous embarque sur le flot tumultueux de sa plume fluide et jouissive, nous trimbale de-ci delà, dans telle lutte meurtrière ou telle considération ésotérique, nous submerge, nous... noie ? Car si l'auteur ne s'essouffle pas, le lecteur, lui, commence de trouver le temps un tantinet longuet en milieu de seconde partie. Et ce n'est pas la mise en place d'une nouvelle pièce scénaristique en fin d'ouvrage (la Ruche, un concept science-fictif intéressant, une entité qui n'est pas sans rappeler l'Hyponéros des Guerriers du Silence...), préparant ainsi le second tome à venir, qui parvient à véritablement faire rebondir I'intérêt du lecteur. Dommage.

Attention toutefois et qu'on ne s'y trompe pas. Les portes d'Occident est un bon bouquin, un peu long, certes, mais marqué d'un souffle épique remarquable, chose pas si courante que cela en SF francophone. Il marque de plus et définitivement, comme la série FAUST de Serge Lehman, le retour d'une SF prospective à plus ou moins court terme, une SF alliant réflexions sociales et politiques à une volonté ouverte de divertir le lecteur, ce fameux sense of wonder après quoi, en Bifrosty, nous courons tous. Alléluia !

Olivier GIRARD

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