China MIÉVILLE
POCKET
864pp - 12,40 €
Critique parue en janvier 2009 dans Bifrost n° 53
Suite, méta-suite ou simple prolongement du cultissime Perdido Street Station, Les Scarifiés fonctionne comme un roman unique à part entière. Fidèle à son univers, Miéville y confirme son talent si particulier et lâche la bride à une imagination déjà foisonnante, ce dont personne ne se plaindra. On retrouve ici le monde de Bas-Lag, même si Nouvelle-Crobuzon s'éclipse doucement et intervient comme une simple évocation nostalgique, dont la présence hante le récit.
Axée autour des aventures de Bellis Frédevin, jeune linguiste obligée de fuir la fameuse cité-monde, l'intrigue des Scarifiés se présente comme une conséquence directe des événements racontés dans Perdido Street Station. Engagée comme interprète sur le Terpsichoria, un navire marchand en partance vers la lointaine colonie de Nova Esperium, Bellis constate que la cargaison se compose essentiellement de Recréés, ces condamnés auxquels on a greffé toutes sortes de saletés plus ou moins organiques et dont on se sert comme esclaves (voir Perdido Street Station pour plus de détails). Le voyage du Terpsichoria permet à Miéville de se faire plaisir en décrivant toutes sortes de créatures étranges et de s'interroger sur la nature d'un système politique basé sur l'exploitation, tout en donnant plus de chair à son personnage principal (colérique, un peu méprisante et… touchante). Le récit bouscule les genres et bascule ensuite dans la flibuste au moment où des pirates arraisonnent le navire. Après la logique exécution du commandant et de son second, les pirates libèrent les prisonniers et emmènent les passagers vers leur base arrière, Armada. Un monde flottant millénaire composé de centaines de navires liés les uns aux autres, sur lesquels s'est érigée une ville prospère. Bien décrite et étrangement réelle, la cité fonctionne comme un miroir (déformant) de l'anarchie — chère à Miéville — via la description d'un univers libertaire pas inintéressant pour celles et ceux qui sont sensibles à la question. Là, Bellis fait connaissance avec les scarifiés, les Amants, les seigneurs de la ville. Comme il s'agit tout de même d'un roman de fantasy, le côté initiatique prend le pas sur le reste, et voilà nos Amants qui embarquent Bellis dans une quête fascinante (et grandiose), aux côtés d'un mercenaire surpuissant, l'inquiétant Uther Dol. On le voit, China Mieville suit à la trace quelques illustres anglais (on citera pèle mêle Iain Banks, M. John Harrison et Neal Asher) qui travaillent selon une logique similaire : des codes classiques (ici, la fantasy), mais des codes brisés, détournés, tordus, violés, améliorés. Au final, l'univers créé prend une ampleur et une démesure qui prêterait à rire si le talent de l'auteur n'explosait pas à chaque page. Plume acérée, tour à tour lyrique ou sobre, sombre et sensuelle, personnages habités, situations loufoques et délires oniriques font des Scarifiés un voyage littéraire de haut niveau. Bien sûr, la lecture de Perdido Street Station est vivement recommandée à ceux qui voudraient tenter l'aventure, mais le roman peut se lire indépendamment. La vraie force de l'auteur, bien visible ici, c'est la façon dont il réussit à rendre crédible événements et créatures improbables, dans une sorte de pandémonium délirant, dense et étonnamment sérieux. Autre atout, non négligeable dans un genre pourtant peu avare en nombre de pages, la relative brièveté de l'œuvre (un seul tome !), et son côté à la fois puissant et léger qui l'ancre définitivement du côté de la littérature de divertissement. Littérature de divertissement, certes, mais comme on l'aime : intelligente, profonde, politique, subtile et d'une rare beauté. Littéraire, en un mot.