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Les critiques de Bifrost

Les Voies d'Anubis

Tim POWERS
J'AI LU
6,70 €

Critique parue en mai 2008 dans Bifrost n° 50

Tout amateur de S-F ou affilié se trouve un jour confronté à cette question, d'ailleurs souvent plus motivée par une politesse contrainte que par un réel intérêt : « Et toi… qu'est-ce que tu me conseillerais dans le genre ? »

Et invariablement, ma réponse est : « Les Voies d'Anubis, de Tim Powers. » Car ce qui m'importe en pareilles circonstances, c'est d'aller droit à l'essentiel du genre. C'est de faire toucher du doigt aux curieux ce qui en fait la spécificité : ce fameux sense of wonder. Et rarement un roman ne vous y a immergé aussi complètement.

Ce pavé, paru chez nous en 1983, va nous entraîner dans une spirale d'intrigues obscures qui se résoudront — pour le meilleur et pour le pire — dans un double paradoxe temporel d'une rare élégance.

Tout commence donc avec Brendan Doyle, spécialiste de la littérature anglaise du XIXe siècle, qui accepte l'offre insolite de J. Cochran Darrow. Ce milliardaire tyrannique et génial, atteint d'un mal presque incurable, a trouvé un moyen inédit de financer son traitement. Il va organiser des voyages dans le temps. Le « vol inaugural » doit avoir lieu à destination d'une morne soirée de 1810, dans une taverne londonienne où le grand Coleridge a donné une importante conférence. Doyle sera le guide de la poignée de riches touristes venus tenter l'expérience. Lui-même n'est pas un admirateur inconditionnel de Coleridge, et l'aspect moralement discutable de l'entreprise l'embarrasse. Toutefois, il sait qu'un autre auteur a assisté à cette conférence, un auteur pour lequel il nourrit un grand intérêt : l'énigmatique William Ashbless. C'est pour Doyle une occasion inespérée de dissiper un peu du mystère qui plane autour de ce poète américain, expatrié en Angleterre, et sur qui on ne sait quasi rien.

Pourtant, au soir dit, Ashbless ne se montre pas. Déçu, mais sa mission accomplie, Doyle se prépare à regagner son temps lorsqu'il est enlevé par une bande de bohémiens. Prisonnier de ce siècle qu'il connaît bien mais qui n'est pas le sien, perdu et sans but, il va entreprendre de partir à la recherche de son idole littéraire, sans savoir qu'il s'immisce dans une guerre secrète presque millénaire.

Prémices classiques, mais menées à train d'enfer. Presque évacuées, pour finalement nous plonger dans cette intrigue bourbeuse, où sociétés secrètes, cultes anciens et voyageurs temporels se livrent une bataille sans merci. Avec une évidente jubilation, Tim Powers réinvestit l'imaginaire de ce siècle victorien. Derrière la rigueur morale se cache l'abjection, la misère crasse et le terreau de croyances millénaires qui irriguent la société toute entière. C'est là, entre l'ignorance et les savoirs séculaires, que le personnage de Doyle va évoluer, et nous entraîner dans les rues qu'arpentent des catins qui s'allongent pour un verre de gin, des tire-laines et des tire-lames, mais aussi des bohémiens-pharaons, des gentlemen-thaumaturges et des hommes-loups. Tout ce monde se croisant dans un chaos fulminant, au centre duquel se retrouvent Doyle, en candide brinquebalé et l'insaisissable William Ashbless, qui entame ici un parcours littéraire à rebours passablement inédit dans la littérature américaine, comme l'explique parfaitement Xavier Mauméjean dans son article en fin du présent guide de lecture.

De cette soupe primordiale, Tim Powers tire un esprit du merveilleux. Avec un incontestable talent de conteur, il touche à l'essentiel même du genre, tout en posant les bases de son œuvre future. On y retrouve ses thématiques privilégiées : l'histoire secrète, le mysticisme — à défaut du religieux —, et la tentative de dessiner les contours de cette zone d'accrétion où superstitions et matérialisme se rencontrent pour influer sur notre monde. S'y met aussi en place la mécanique récurrente de son travail de romancier : investir une période historique porteuse d'images fortes, pour la relire entre les lignes. On sait depuis que la recette, pour fructueuse qu'elle soit, donnera des résultats inégaux, mais ici, dans Les Voies d'Anubis, elle offre le meilleur d'elle-même.

Alors qu'on ne s'y trompe pas ! Nous ne sommes pas en présence d'un roman steampunk. Plutôt le produit d'une rencontre improbable entre Charles Dickens et Alan Moore, et sur laquelle planerait l'ombre menaçante d'Aleister Crowley. J'ajoute que les amateurs avides de ne pas quitter trop vite cet univers fascinant, et qui seront assez persévérants pour partir à la chasse à l'incunable, pourront avec profit et bonheur en retrouver le parfum dans deux autres romans : Machines Infernales de K. W. Jeter, et le tout autant réussi Homunculus de James P. Blaylock. Le cousinage n'est pas fortuit, les trois auteurs étant amis de longue date, c'est à dessein qu'ils ont écrit sur un thème identique, se livrant même à une compétition amicale. Une compétition remportée toutefois, et haut la main, par Les Voies d'Anubis.

Éric HOLSTEIN

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