Jean-Patrick Manchette disait que le polar était un genre essentiellement moral (au sens des mœurs). De mœurs — publiques ou privées —, il est beaucoup question dans ce recueil de Jonas Lenn, où l'auteur expose, dans un New York futuriste et crapuleux, les vicissitudes d'une vie de flic du XXIe siècle. Son héros, Ed Cairn, n'a rien du dur à cuire à la Philip Marlowe ; c'est un lettré buveur de thé et adepte de la non-violence, marié trois fois, trois fois père et trois fois divorcé, qui pleure à l'occasion, qui a besoin qu'on l'enlace quand ça va mal, vivant dans ses phantasmes, flirtant sans jamais conclure, sexuellement frustré, donc, dont les femmes disent même qu'il « ferait une fille tout à fait épatante ». Une tafiole, ou un homme moderne, en somme. Mais comme toute forte figure de polar, Ed est aussi un homme à la droiture évidente, qui tente d'« assumer ses obsessions en tâchant de ne pas s'aventurer trop au-delà de la ligne jaune ». En quatre chapitres/nouvelles, chacun confrontant Ed à de délicieux casse-tête d'ordre moral et/ou métaphysique, c'est cette droiture, le côté inflexible d'une philosophie personnelle, qui vont être patiemment découverts, éprouvés.
La première enquête (« Chupa Dumdum ») plonge Ed dans le milieu interlope des trafiquants de libido, des fabricants de loisirs virtuels et autres mortelles pharmacopées. Censée provoquer la fusion avec la personnalité d'une vedette de la chanson (chantre de l'ultra violence et du sexe primitif — sic), une drogue synthétique conduit en fait ses utilisateurs au meurtre et à l'automutilation. Des fanatiques sont derrière cette manipulation, rêvant de se substituer à la loi, car « la loi réprime l'illégalité [la prostitution], non l'immoralité [la pornographie] ». Se pose la question suivante : peut-on, au nom d'un intérêt supérieur (l'ordre, la justice, la santé publique), faire justice soi-même ? Mais tendre un miroir à l'immoralité, retourner le spectacle de la violence contre lui-même, le transformer en moyen, en quelque sorte, c'est aussi rendre la morale immorale — et illégale…
Le reste est à l'avenant, l'auteur recyclant les schémas traditionnels du polar et les accommodant à la sauce S-F, extrapolant sur les éventuelles possibilités ouvertes au crime par la science du futur, car « la quête de nouveaux outils de domination est une histoire éternelle ». On commence toujours par un meurtre ; on aboutit invariablement à un dilemme. Deux fois Jonas Lenn s'interroge sur la notion de responsabilité. Dans « L'Invincible armada », deux cités virtuelles se livrent une guerre très réelle, employant des individus dont le comportement est altéré par des implants ; dans « Le Pharaon de Burbank », le clone virtuel de tonton Walt, ressuscité par la mémétique, assassine à tour de bras depuis un Disneyland en 3D. Dès lors, qui faut-il condamner du créateur ou de la créature, de la marionnette ou du marionnettiste, de l'ombre ou de l'homme ? Enfin, « Le Djinn amoureux » propose une variation sur le crime passionnel en chambre close et la figure du passe muraille, où Ed Cairn, en pleine crise d'identité et contrevenant à tous ses principes, va nouer une trouble relation avec un ange exterminateur.
Pas de doute, Jonas Lenn est un habile faiseur. Il n'innove certes pas, mais il est capable de trousser de divertissantes histoires. Manhattan Stories accuse néanmoins deux défauts, pêchant par une structure narrative un peu trop lâche et par un certain manque d'ambition.
En l'espèce, l'ouvrage se lit d'abord comme un roman, avant de laisser apparaître sa charpente composite (qu'on ne s'y trompe pas, nous sommes bien ici en présence d'un recueil). Les quatre chapitres/nouvelles fonctionnent comme autant d'épisodes indépendants, partageant une unité de lieu ainsi que quelques personnages récurrents, et entrecoupés de brèves transitions introspectives censées dévoiler le passé et expliquer les contradictions du lieutenant Cairn (son aversion pour les armes, pour les lesbiennes, pour la mâle arrogance du phallus, son homosexualité refoulée). Malheureusement, ce procédé échoue à relier entre eux les différents récits. On eût préféré un fil rouge axé sur l'unité de lieu, justement, le background new-yorkais. De fait, on a l'impression que l'auteur a élaboré ses vignettes à partir d'une base de polar sur lequel il a plaqué un décor et des artifices de S-F. Dans son New York fantasmé, on règle ses achats avec la paume de la main, on consulte l'heure sur des chronotatouages, il y a des Pontiacs volantes, des consoles empathiques, des molécules qui retardent l'éjaculation et des implants mammaires à volume variable, mais de taxis jaunes, point. Cette anecdote est caractéristique de ce qu'on peut reprocher à Jonas Lenn. S'il excelle à entremêler archétypes du cyberpunk et mythologie du polar (le duo de flics, l'informateur façon Huggy les bons tuyaux…), il le fait au détriment de toute perspective d'ensemble, évacuant notamment la dimension supernaturaliste (au sens du reportage) — symbiotique, comme dirait Joël de Rosnay. Qu'aurait donné un roman à problématique spéculative avec une approche globale du futur et des ressorts narratifs de polar ? C'est sans doute dans un tel contexte qu'un hybride des deux genres est amené à s'épanouir et à faire évoluer leur mythologie respective. Dommage pour Lenn, même s'il y a chez lui des choses prometteuses : il a très bien compris, par exemple, que les relations au temps du silicium (amour, politique) sont, seront compliquées d'une dimension virtuelle, quasi transmutatoire, venant renouveler en profondeur et d'une manière inédite les motifs qui agitent les hommes : sexe, argent, pouvoir.
Avec davantage d'audace, Jonas Lenn pourrait bien nous livrer un véritable polar futuriste. À propos de la violence, il fait dire à un de ses personnages qu'il s'agit d'« un moyen, pas un spectacle ». La parabole est vraie aussi pour la littérature.