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Les critiques de Bifrost

Critique parue en janvier 2010 dans Bifrost n° 57

Paru quatre ans avant L'Invasion des Profanateurs de Jack Finney, l'autre classique du genre, Marionnettes humaines, s'il n'est sans doute pas à classer parmi les œuvres majeures de Robert Heinlein, est un roman qui occupe une place non négligeable dans l'histoire de la science-fiction, et qui, avec le recul, apparaît comme particulièrement symptomatique de l'époque à laquelle il a été écrit.

Le récit, situé en 2007, débute par la découverte d'une soucoupe volante dans les environs de Des Moines, dans l'Iowa. À première vue, tout laisse à penser qu'il s'agit d'un canular, l'appareil en question s'avérant n'être qu'une maquette grandeur nature fabriquée par quelques gamins farceurs pour soutirer aux touristes un peu d'argent. Sauf que certains détails ne collent pas dans cette histoire, à commencer par le fait que les premiers agents envoyés sur place par la Section, agence américaine ultrasecrète, ont disparu sans laisser de trace. Il ne fait bientôt plus aucun doute qu'un vaisseau d'origine extraterrestre a bien atterri dans la région, et que ses occupants, de peu ragoûtantes sangsues capables de contrôler l'esprit des humains en s'accrochant à la base de leur nuque, ont pour objectif de conquérir la planète.

Dès lors qu'il est clairement établi que n'importe qui peut tomber sous la coupe de ces aliens tout en continuant de mener une vie en apparence ordinaire, le roman va baigner dans une ambiance de paranoïa permanente qui ne le quittera plus. Hormis une bosse suspecte au niveau du col de la chemise, il est quasiment impossible de différencier les victimes des larves du reste de la population. Et Robert Heinlein enfonce le clou très tôt dans le roman en faisant tomber Sam Nivens, le narrateur, sous le contrôle des extraterrestres, le temps de quelques chapitres. Outre le fait de renforcer l'idée que personne n'est à l'abri, ce passage permet également au romancier à la fois de décrire de l'intérieur la manière dont les envahisseurs s'insinuent progressivement dans toutes les strates de la société américaine, mais aussi de donner au lecteur à ressentir toute l'horreur éprouvée par les victimes des larves.

Marionnettes humaines s'inscrit dans une longue tradition de récits d'invasions originaires d'une autre planète, dont La Guerre des mondes de H. G. Wells reste le plus fameux. L'idée même des parasites extraterrestres n'est pas nouvelle. Dans Science Fiction : The Gernsback Years, Everett F. Bleiler attribue la paternité de telles créatures à un autre Wells, Hal de son prénom, dont la nouvelle « The Purple Brain » (Astounding Stories, décembre 1933) mettait en scène des sortes de méduses tuant leurs victimes pour prendre place dans leur boîte crânienne. On retrouve des êtres identiques aux larves d'Heinlein dans « Parasite » (Amazing Stories, juillet 1935) de Harl Vincent ou encore, le même mois, dans « Brain Leeches » (Astounding Stories) d'Edward S. Mund.

Ce type de récits, dans lequel les extraterrestres se dissimulent au sein d'une communauté humaine, en se substituant à eux ou en se cachant à leur regard, connaîtra un succès certain dans les années suivantes. Parmi les textes les plus intéressants, quoique dans des registres très différents, on citera la nouvelle de John W. Campbell, signée du pseudonyme de Don A. Stuart, « La Bête d'un autre monde » (« Who goes there ? » in Astounding Science-Fiction, août 1938), ou encore le roman d'Eric Frank Russell Guerre aux Invisibles (Sinister Barrier, in Unknown, mars 1939). Le genre deviendra plus populaire encore dans les années 50, en particulier au cinéma, qu'il s'agisse d'adaptations de nouvelles ou romans (Marionnettes humaines le sera une première fois en 1958, sans l'accord de Heinlein, sous le titre The Brain Eaters) ou de scénarios originaux.

Marionnettes humaines effectue une sorte de synthèse des textes qui l'ont précédé, et en élargit le champ d'action. Cette fois, si l'invasion se veut discrète, elle ne se limite pas à une zone géographique restreinte mais commence très vite à s'étendre à l'ensemble du territoire américain.

Bien évidemment, on ne peut faire abstraction à la lecture de ce roman du contexte dans lequel il a été écrit, en pleine période de Guerre Froide. Heinlein s'amuse d'ailleurs régulièrement à faire le parallèle entre ses larves et les soviétiques. « Je me demandai en passant pourquoi les titans ne s'étaient pas d'abord attaqués à la Russie : c'était un pays qui leur serait allé comme un gant. À la réflexion, je me demandais s'ils ne l'avaient pas fait. En réfléchissant davantage encore, je me demandai quelle différence cela aurait pu faire de toute façon ! » Dans la première version de Marionnettes humaines, élaguée à l'époque par les éditeurs américains, les références au régime communiste abondent. Néanmoins, et bien que l'action se situe quelques années après une guerre atomique ayant opposé l'Est et l'Ouest, guerre dont les stigmates sont encore visibles, les Soviétiques sont ici plus souvent tournés en dérision que considérés comme une menace véritable.

Quant au climat paranoïaque qui règne sur l'ensemble de cette histoire, il fait lui aussi écho aux évènements de l'époque, à un moment où la chasse aux sorcières et le maccarthysme étaient à leur apogée aux Etats-Unis. Cela dit, jamais Heinlein dans ce roman ne justifie de quelque manière que ce soit l'un ou l'autre. D'ailleurs, s'il ne manque aucune occasion de fustiger le régime soviétique, il ne se montre guère plus clément avec l'administration américaine, en particulier lors d'une scène où les héros tentent de convaincre une commission sénatoriale de la menace que représentent les extraterrestres. Le romancier y décrit les élus américains de manière assez peu élogieuse, enclins à se laisser aller à leurs habituelles manœuvres politiciennes et incapables de prendre les mesures qui s'imposent en période de crise.

Robert Heinlein avait déjà mis en scène une invasion des Etats-Unis, dix ans plus tôt, dans Sixième colonne. L'ennemi ne provenait pas alors d'outre-espace mais d'Asie. Le roman est calamiteux de bout en bout, probablement le pire de son auteur, sombrant régulièrement dans le ridicule quand bien même il se prend on ne peut plus au sérieux. Un rapide comparatif des deux œuvres permet d'évaluer combien l'auteur a progressé en une décennie. Marionnettes humaines est l'œuvre d'un écrivain maîtrisant son outil, capable de tenir son récit d'un bout à l'autre tout en jouant sur différents registres et sur plusieurs niveaux. Ainsi la romance entre Sam et Mary, sa jeune et jolie collègue, outre le fait d'aménager quelques moments plus calmes dans le cours de l'histoire, permet également d'en dramatiser les enjeux lorsque la jeune femme tombe à son tour sous le contrôle des larves.

Plus étonnant, Heinlein s'octroie quelques moments de comédie, inattendus dans un tel contexte, en particulier lorsque, pour repérer plus facilement les humains sous contrôle alien, est lancée l'opération « Bain de soleil » qui oblige l'ensemble de la population américaine à se dévêtir entièrement. Difficile de garder son sérieux face à un gradé ne portant rien d'autre qu'un brassard…

Philippe BOULIER

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