[Critique de la VO parue chez Orbit en janvier 2008]
Dernier roman de Iain M. Banks intégré au formidable cycle de la Culture, Matter fait partie de ces livres attendus au tournant par toute une génération de lecteurs ayant repris goût à la S-F grâce au talent de cet écrivain écossais hors normes. Et il y avait fort à faire, tant Le Sens du vent, paru en France en 2002, semblait constituer une sorte de point final à une série aussi flamboyante qu'incorrecte, aussi drôle qu'intelligente, et finalement aussi pro-SF qu'anti-SF. Avec une plume d'une rare acuité et un sens de l'humour à la fois nostalgique et absurde, Iain M. Banks a tout simplement rénové l'un des plus vieux sous-genres de la S-F, le sacro-saint space opera, dont les lourdeurs (parfois) et le ridicule (souvent) n'en faisaient pas le mets préféré des esthètes. Chez Banks, rien d'impossible, surtout pas les clichés. Empires galactiques, guerres meurtrières, vaisseaux spatiaux intelligents, extraterrestres de toutes sortes — tout y passe. Pourtant, avec un certain respect rigolard et distancié vis-à-vis d'un genre poussiéreux, Banks explose tous les stéréotypes du genre en les utilisant jusqu'au bout, entendre en les poussant au maximum. Empire galactique, d'accord. Mais alors une société égalitaire à tendance anarchisante, sans valeurs capitalistes et intégralement vouée au plaisir et à l'altruisme. Des guerres meurtrières, ok, mais alors réalistes, avec des morts, des victimes, des destructions insupportables, et des vétérans de guerre (de chair ou d'acier) traumatisés par ce qu'ils ont vécu. Des intelligences artificielles, soit, mais sans anthropocentrisme. Des vaisseaux intelligents, des habitats titanesques intelligents, des missiles intelligents, bref, quantité de personnages souvent plus intéressants que ces pathétiques humains et dont la marotte consiste à se donner des noms ridicules (Service Couchette et quelques autres dont le très joli It's my party and I'll sing if I want to dans le présent roman). Bref, coup de maître, Iain M. Banks détruit la S-F avec les armes de la S-F… Et fait naître une sorte de nouvelle S-F débarrassée de ses défauts de jeunesse. Résultat : des romans passionnants, drôles, sérieux et divertissants, tout en restant extraordinairement crédibles.
Avec Matter, l'auteur pousse son envie encore plus loin en synthétisant fantasy et S-F débridée dans un seul et même texte. Une fois de plus, le décor vaut le détour. Sur Sursamen, un monde creux comme il en existe encore quelques-uns disséminés à travers toute la galaxie (une sorte de planète artificielle gigantesque et creuse, avec plusieurs niveaux, chacun dédié à une espèce particulière), les niveaux 8 et 9 se font la guerre. Sociétés barbares (mais raffinées, en un sens) comparables à notre époque médiévale (une constante, chez Banks), les deux niveaux sont en quelque sorte des royautés de droit divin (ou presque, voir plus bas), avec châteaux, soldats, épées, poudre à canons et fusils (deux petites nouveautés pas totalement indépendantes des célèbres Circonstances Spéciales), sauf que tout le monde a bien conscience de vivre dans un monde totalement artificiel créé il y a des millions d'années par de mystérieuses entités volatilisées depuis, et que les espèces « supérieures » (plus évoluées techniquement) qui habitent au-dessus, et plus loin encore, dans la galaxie, sont connues des habitants, à défaut d'être totalement familières et acceptées. Quant au centre du monde creux, c'est le domaine du Dieu-Monde, là encore créature de chair et de sang (et admise comme telle, d'où une construction religieuse légèrement déviante par rapport à notre imaginaire judéo-chrétien), sorte d'alien en phase de sublimation et dont les voix sont aussi impénétrables que celles de nos dieux à nous. Bref, on le voit, Sursamen est quelque chose d'assez particulier dans une galaxie pourtant peu avare en merveilles. D'autant que plusieurs civilisations (dont la Culture) s'intéressent de près à ces mondes creux et aimeraient bien percer leurs mystères. D'où viennent-ils ? Qui sont les créatures qui les ont assemblés et disséminés un peu partout ? Pourquoi une autre espèce, apparue plus tard et disparue depuis, a-t-elle voué son existence entière à leur destruction (et a bien failli y arriver, d'ailleurs) ? Autant de questions auxquelles Iain M. Banks n'apporte évidemment pas le moindre semblant de réponse. Les faits sont là, et il n'y a pas de raisons que le lecteur lambda en sache plus que les Mentaux de la Culture. D'autant qu'il ne s'agit là que d'un décor. Certes formidable dans sa démesure et dans son délire, mais décor quand même. Banks, lui, c'est une habitude, s'intéresse avant tout à ses personnages. Et ça tombe bien, Matter n'en manque pas. Au premier rang desquels vient le roi Hausk du huitième niveau, lâchement assassiné en pleine bataille dès les premières pages du livre par Tyl Loesp, l'éminence grise dont la loyauté ne faisait pourtant aucun doute. Unique témoin du drame, Ferbin, l'un des fils du roi, choisit la fuite car il sait qu'une fois Tyl Loesp installé aux commandes, sa vie ne tiendra plus qu'à un fil. Accompagné de Holse, son serviteur, Ferbin décide de gagner les niveaux supérieurs pour trouver de l'aide où il peut. Notamment en contactant sa sœur, ancienne fille du royaume et désormais membre des Circonstances Spéciales de la très ambiguë section Contact. Et pendant ce temps, Oramen, le plus jeune fils du roi, se découvre le titre de prince-régent (en attendant son couronnement officiel par Tyl Loesp lui-même dès qu'il sera en âge de gouverner) tout en réalisant assez vite que l'intrigue de cour est un sport particulièrement mortel et qu'il a tout intérêt à faire très attention s'il veut voir le soleil (en l'occurrence, des étoiles mobiles accrochées au plafond) se coucher.
De ce scénario archi classique en fantasy, Banks tire un roman de S-F impeccable, prenant et passionnant, mais, hélas, malheur, désolation, s'enlise complètement dans son propos et — à l'instar de L'Algébriste (cf. critique dans Bifrost n°37), qui souffre très exactement des mêmes défauts — au final, très inégal. D'une rare lenteur (faste et splendide, pourrait-on dire) au début, avec quantité de descriptions plus ou moins nécessaires, Matter s'accélère au fur et à mesure que les complots se dévoilent les uns après les autres et passe en vitesse lumière dans les soixante dernières pages (dont on ne dira rien ici, si ce n'est qu'elles sont… déroutantes) pour achever son récit à la hâte devant un lecteur incrédule. Pourquoi ? L'éditeur le menaçait avec une hache s'il ne finissait pas son texte sur le champ ? Mystère. Reste que si Matter s'offre quelques passages extraordinaires et plane à quelques kilomètres au-dessus de la production S-F habituelle, force est de constater qu'il s'agit malgré tout d'un roman raté, d'un roman bancal, d'un roman qui aurait mérité un sérieux recadrage. Personnages décrits pendant des pages et des pages qui, pouf, meurent comme ça ; motivations curieuses et jamais clairement dites dont on ne sait rien et qui finissent par tomber à plat — autant de défauts qui laissent supposer que Matter était trop gros, Matter était trop ambitieux, Matter était trop monstrueux, même pour un auteur de l'envergure de Iain M. Banks.
Ne boudons toutefois pas trop notre plaisir, c'est toujours un vrai bonheur que de s'aventurer plus profondément dans les recoins les plus sombres de la Culture, même si ce roman-là laisse le lecteur beaucoup plus perplexe et déçu que satisfait. Une suite ? Pas au programme, non. Iain M. Banks reprend d'abord du service en tant que Iain Banks. Du mainstream. On l'aime aussi pour ça.