Sabrina CALVO
LES MOUTONS ÉLECTRIQUES
256pp - 15,00 €
Critique parue en octobre 2006 dans Bifrost n° 44
Alors voilà : le narrateur débarque à Los Angeles pour couvrir l'E3, la plus grosse convention de jeux vidéo du monde. L.A. : la Ville, là où il est né, où il va chercher un renouveau. L.A. : la non-ville, la fabrique à fictions, le royaume du faux, un décor remplis d'acteurs déchus, d'otakus névrosés, de hordes de jouets humains.
Comme une lente traversée du miroir (ou plutôt de l'écran), les premières pages annoncent la couleur : Minuscules flocons… sera un voyage initiatique au-delà du dicible, un roman sur la confusion du vrai et du faux, la dissolution du réel dans le virtuel (et inversement), l'immersion de la Kulture dans la Nature.
Dans un voyage initiatique, on trouve toujours un avant, un pendant, et un après.
Avant, il y a le narrateur, en phase de désincarnation accélérée, perdu dans un monde élargi à de multiples dimensions. Dimensions qui lui semblent autant de simulacres, d'illusions cathodiques, de parc à thèmes pour hommes régressés. Qui font qu'il se sent « l'objet d'un sinistre complot qu'on appelle réalité » ; lui-même participe de ce complot, « sa capacité à créer du faux [ayant dépassé] sa capacité à le détecter. » Raison pour quoi il espère secrètement un RESET terminal qui effacerait tous les artifices, tous les programmes ; il rêve d'un réenchantement du monde par le feu vitrificateur de la Bombe.
Pendant, il y a donc une sorte de croisade, de quête, ou d'enquête : lancé sur les traces de Vectracom, une société spécialisée dans le Jump, « le passage d'un monde virtuel à un autre, la complémentarité des univers, le transfert d'avatar », le narrateur en vient rapidement à oublier son but initial pour enchaîner des rencontres bizarres et des découvertes tordues. Qui était vraiment tonton Walt ? Quelles relations entretenait-il avec Tezuka, le papa d'Astroboy ? Quel était cet appareil volant non identifié aperçu dans la nuit du 25 février 1944 ? Quels enjeux poursuivent l'illuminé RAM et ses sbires, sectateurs d'un théâtre d'avant-garde nihiliste où on joue et rejoue en miniature le combat d'entités monstrueuses (Godzilla versus Goijira), la destruction de la civilisation ? Les extraterrestres ont-ils débarqué sur la Terre ? D'une réponse tronquée à l'autre, les errances du narrateur ne lui apportent (en fait de révélations) qu'un surcroît de confusion paranoïaque ainsi que des trips de plus en plus prégnants, de plus en plus cohérents. Il comprend néanmoins qu'il a un rôle à tenir dans cette histoire à dormir debout ; le décor halluciné de L.A. semble tout à coup dressé exprès pour lui et va devenir le lieu d'un passage, d'une transformation définitive. L'instrument de cette transformation, c'est la Grille. L'idée est qu'on ne peut plus appréhender le monde dans sa complexité, il nous faut des filtres. Pour le narrateur, la Grille permet d'abord de classifier le quotidien en chapitres pour ne pas perdre le fil de sa propre histoire ; puis d'encadrer, de quadriller, de décoder et enfin de sublimer la réalité, de renouer un lien entre les éléments isolés de cette norme mouvante, incertaine. Hollywood, les studios Disney de Burbanks et leur mystérieux souterrain, l'E3, et même le petit théâtre des horreurs, rien n'est là par hasard, car « il n'y a pas de hasard, l'ordre du monde est chaos ». Sur la carte des rues, piquée des petits points lumineux des néons, se superpose une autre réalité, une réalité immanente.
Et après ? De l'autre côté de l'écran, au cœur même de cet espace primordial, on meurt ou on renaît. Ici, le robot humain peut échapper au programme, reprendre les commandes, devenir « administrateur ». Mais l'autre côté est une matrice froide de flux, d'informations, de formes ; une réalité pour tout dire inhumaine, où seule peut se mouvoir la volonté démiurgique du narrateur, faux nouveau prophète d'une ère nouvelle : faux car dans ce roman nous sommes tous nos propres prophètes, il n'y a après tout que votre représentation de l'univers, vos règles, vos repères.
Le quatrième de couverture n'a retenu que les aspects les plus racoleurs du roman : Godzilla, TRON, Walt Disney, Tezuka, la secte, les ET, la nanotechnologie, le virtuel qui déborde et les pixels qui neigent. Mais le propos de Calvo est en fait bien plus abstrait — bien plus ambitieux aussi. Sa grande réussite tient à la façon dont la S-F est appréhendée, sous l'angle original de la culture, ou plutôt du symbole : en rapprochant les symboles culturels de l'imaginaire dominant sur Los Angeles, la pop musique, les jeux vidéo, les cartoons, les performers, la télé réalité, les ovnis, Hollywood, il tire quelques idées maîtresses visuellement très fortes (L.A. comme constellation, la Grille, les hélicoptères) qui nous valent des moments de fulgurances poétiques, de grâce mélancolique. Demeure cependant un sentiment d'inachèvement, de ratage partiel. Car Calvo est beaucoup moins convaincant sur plusieurs autres points.
Premier point : le style, encore trop abscons, verbeux, à la limite de l'illisible.
Second point : une structure mal maîtrisée, confuse.
Troisième point : l'introduction d'éléments qui n'apportent rien au récit (les complots, les extraterrestres, les nanomachines).
Quatrième point : des personnages sans relief et dont au final on comprend mal les motivations. Ainsi du narrateur : fustigeant le principe de pixellisation du monde, son obsession du contrôle tisse pourtant une grille de lecture qui finit par encadrer les possibles ; il circule sur ce dessin total, en dégage des lignes de fuite et les perspectives, cherche à comprendre puis se dépasse ; sauf qu'on a l'impression que tout est décidé d'avance, que sa trajectoire est téléguidée. Fatalement, on a du mal à croire au deus ex machina final et à l'illusion de liberté subséquente.
Cinquième point enfin : sous l'angle hardcore, c'est-à-dire scientifique et philosophique, le roman ne tient pas les promesses que l'entame avait laissées espérer. Certes, la réflexion que Calvo développe sur la structure imaginaire du monde, de nos mondes, ouvre des pistes vertigineuses. Il raconte avec habileté le glissement d'un réel qui absorbe peu à peu le sens de tout ce qui nous entoure et nous renvoie nos rêves à la tronche en barquette sous cellophane. Mais l'apogée de cette réflexion est vite atteinte, et le reste tourne à vide, le dernier chapitre enfonçant le clou, dans le mauvais sens du terme.
Le roman pose en fait deux questions, la deuxième découlant de la première. La première porte sur la représentation de la réalité, d'un réel élargi — notion qui d'ailleurs aurait mérité d'être éclaircie. Est-ce un programme ? Un artifice ? Une norme ? Peut-on la représenter autrement que par les moyens dont la nature et l'expérience nous ont dotés ? Et peut-on s'affranchir des sens, des outils qui permettent de la délimiter, des écrans, des réseaux, des cartes, des grilles ? Comment donc en circonscrire les multiples dimensions ? L'auteur tente une approche phénoménologique, se réclame d'une réalité fragmentée, fractale, en mouvement perpétuel, et qu'on ne peut saisir qu'en excédant les sens et en annihilant le sens, pour faire réapparaître le point de vue. Autrement dit, abolir la fiction pour faire resurgir une manière de Verbe (mais contrefait), un acte fondateur, créateur. Le corollaire de ce soudain éblouissement est d'être rattrapé par un sentiment d'absurdité. Dans la réalité immanente du roman, nous ne serions que ça : des fractales ; des flux ; de l'information ; 0 et 1, 1 et 0. Le Philosophe dit que la fiction protège du Vide, et que le Vide aspire naturellement à s'actualiser en fictions. C'est dans ce rapport que gît sans doute la véritable richesse du propos de Calvo, même s'il ne l'exploite pas assez : non pas la virtualisation du monde, mais sa totale mise en fiction. Il met dans la bouche d'un personnage cette phrase étrange : « La fiction ne guérit plus du réel, elle agonise et le réel la soigne. » Qu'est-ce que le réel cependant, sinon un gigantesque emboîtement de constructions intellectuelles, de concepts, en somme de fictions (dont Internet, les jeux vidéo, et même les fractales, les flux, ne sont que des facettes) ? Partant, une fiction peut-elle en soigner — ou en détruire — une autre ? Sans doute, car leur nature veut qu'elles s'influencent, s'interpénètrent. Elles se livrent une guerre invisible dont seules les vainqueurs sont immortalisés par notre culture, notre histoire. Comme les gens ou les civilisations, certaines triomphent, d'autres disparaissent. La seconde question que pose le roman est donc celle de la place de l'homme au milieu d'un tel enchevêtrement, puisque de plus en plus il devient un simple vecteur des fictions qu'il a créées, un relais. C'est le mythe éternel du créateur dépassé par ses créations : Frankenstein revisité ; Prométhée brûlé par les hommes à qui il a donné le feu. De tout temps, la technique ne cesse de poser des questions auxquelles la fiction apporte des réponses. Mais le monde systémique, hypercomplexe, dans lequel nous vivons, tend vers la prolifération des fictions (intimes ou globales), qui parasitent la capacité de réflexion de l'individu sans apporter aucune réponse. À la manière d'un virus, les fictions les plus aptes se propagent jusqu'à se convertir en norme ; de sorte que le sujet de Calvo aurait pu se résumer à cette alternative : imposer sa fiction ou se voir imposé des fictions. Peut-être faut-il y voir la véritable problématique d'un roman inégal mais passionnant, tendant au Réel un miroir chatoyant d'inquiétants reflets : pas seulement ceux d'un monde vendu au matérialisme (donc au diable), mais aussi d'un monde sans merveilleux, sans absolu. Nietzsche aurait dit : le monde d'après la mort de Dieu.