Ryû MURAKAMI
PHILIPPE PICQUIER
288pp - 7,10 €
Critique parue en octobre 2000 dans Bifrost n° 20
Si le tueur en série est devenu, au fil des ans, un des motifs préférés de la série B, qu'elle soit littéraire (Thomas Harris) ou cinématographique (Copycat, Scream, etc.), il est agréable de voir que la grande littérature s'intéresse avec plus ou moins de bonheur au symbole, à sa mécanique (meurtres, enquête, motivations du tueur, modus operandi). Parmi les réussites majeures, on citera Lune Sanglante de James Ellroy, L'Aliéniste de Caleb Carr, Un Enfant de dieu de Cormac McCarthy ; d'autres chercheront plutôt du côté de Bret Easton Ellis et de son insupportable American Psycho. Ce serait enterrer un peu rapidement Miso Soup de Murakami Ryû, sans aucun doute l'un des romans les plus fins jamais écrits sur les bas-fonds de Tokyo et le phénomène de la prostitution lycéenne (qui n'a aucun équivalent dans les autres pays du monde). L'histoire ? Kenji a vingt ans, il sert de guide aux touristes étrangers intéressés par les love-hôtels, salons de massage, bars sans culotte et autres peep-shows avec « service spécial ». Dans ce monde de perdition où la jeunesse japonaise touche le fond sans jamais oublier de sourire, Kenji guide Frank, l'affranchit. La routine, sauf que Frank, un américain mythomane, pourrait bien être le tueur en série qui ensanglante Tokyo depuis quelques jours en démembrant ses victimes (une façon peu japonaise de tuer, nous apprend le narrateur). Alors commence un jeu morbide, cruel, entre Frank, la vérité et Kenji qui a besoin de l'argent de Frank pour vivre, veut protéger sa petite amie (dont Frank prend régulièrement des nouvelles) et a tout aussi besoin de comprendre qui il est réellement. Car c'est bien de réalité dont il est question ici, tout cela est-il réel ? Est-ce que les actes d'un tueur en série ne sont pas, par essence, irréels ? Et si — au contraire — ils étaient des symptômes de normalité ? Roman époustouflant de bout en bout, véritable thriller avec bout de peau de clochard incendié collé à la porte de l'appartement en tant qu'avertissement, dialogues à double-sens, menaces explicites, massacre d'anthologie (page 138 à 156), Miso Soup est surtout une plongée nietzschéenne dans le fameux « quand tu regardes l'abysse, méfie-toi, car l'abysse regarde en toi ». Un peu comme Peter Hoeg avait détourné les ficelles du thriller médical pour écrire Smilla, l'un des plus beaux portraits de femme de la littérature moderne, Miso Soup détourne les règles du « thriller à la Seven » pour nous parler du monde moderne et des monstres qu'il crée. Le meilleur livre jamais écrit sur les tueurs en série ? Peut-être. Du moins un des plus érudits, des plus intelligents. Quant à ceux qui n'ont jamais lu Murakami Ryû et aiment la littérature qui secoue les tripes, ils peuvent aussi se ruer sur Bleu presque transparent et Les Bébés de la consigne automatique : le premier raconte l'odyssée immobile de quatre jeunes japonais qui se droguent, se prostituent au quotidien pour survivre dans un monde dont ils acceptent inconsciemment l'insupportable américanité ; le second décrit avec minutie la société japonaise actuelle, dénuée d'âme, déracinée, vouée à l'empilement des solitudes.