Robert Charles WILSON
DENOËL
728pp - 29,40 €
Critique parue en juillet 2008 dans Bifrost n° 51
[Critique commune à Ange mémoire et Mysterium.]
Suite au succès de Spin, qui reçut le prix Hugo en 2006, nous arrivent les premiers romans inédits de Wilson. La Cabane de l'aiguilleur, dans le volume omnibus Mysterium, et Ange mémoire, sont respectivement ses premier et deuxième romans. Si leurs thèmes sont assez anecdotiques, on retrouve d'emblée cette approche qui n'appartient qu'à lui, centrée sur les personnages. L'intrigue est au service moins de l'histoire que de la psychologie des protagonistes centraux, qu'elle permet de révéler progressivement.
Ainsi, dans La Cabane de l'aiguilleur, l'originalité du roman tient dans le choix du contexte, à savoir la Crise de 1929. On y décrit merveilleusement le sort des miséreux jetés sur les routes et traqués par la police ou les milices méfiantes envers les vagabonds, ainsi que le caractère pudibond et guindé des travailleurs des petites bourgades. L'irruption de deux êtres au comportement étrange, manifestement venus d'ailleurs, et qui cherchent à se rejoindre, ne peut que faire entrer en ébullition tout ce petit monde pétri de peur, d'envie et de suspicion. Travis Fisher et Nancy Wilcox, confrontés à l'inconnu, sont forcés de choisir leur camp, ce qui ne va pas sans mal quand, comme Travis, on a nécessairement gardé quelques mauvais côtés des préjugés dans lesquels on a baigné.
À l'inverse, Ange mémoire, que publie Folio « SF » (un inédit en poche, voilà qui mérité d'être salué !), présente une idée originale sur une trame classique : la quête d'une pierre extraterrestre, l'onirolithe, aux propriétés mémorielles proprement extraordinaires puisqu'elle restitue les souvenirs des personnes entrant en résonance avec elle. Le héros est un Ange, un mercenaire plus tout à fait humain car son cortex, grâce à une puce, enregistre de façon objective tout ce qu'il voit. On comprend que Keller (l'Ange en question) se contraint à cette objectivité pour cesser d'éprouver des sentiments. Ostler, qui lui confie la mission, a pour sa part renoncé à ce câblage et agit dans le but d'aider Teresa, l'artiste de son cœur, capable de se servir de la pierre, afin de la faire renoncer à la drogue avant qu'il ne soit trop tard. Dans ce roman qui évite les poncifs du cyberpunk, il ne manque ni espions, ni courses-poursuites épiques, mais la pierre n'est que le prétexte à révéler les blessures secrètes de ces trois personnages.
Le conformisme moral, l'intolérance, surtout liés aux croyances religieuses, est un thème récurrent dans l'œuvre de R. C. Wilson, magistralement exploité dans Mysterium, qui a obtenu le Memorial Philip K. Dick Award en 1994. Une petite ville des États-Unis se trouve transportée dans un univers parallèle à la technologie moins évoluée, où sévit une théocratie aussi sévère qu'impitoyable, et doit faire face aux conséquences de ce déplacement spatio-temporel (pénurie alimentaire, absence d'électricité, etc.). Les proctors (la police religieuse de cette Amérique du nord alternative) dépêchent Evelyn, une ethnologue dont les travaux frisent parfois l'hérésie, pour étudier ce morceau de civilisation étrangère qui devient soudain l'objet de convoitises, à cause de ses secrets technologiques.
À ces deux romans, Mysterium et La Cabane de l'aiguilleur, qui composent l'essentiel de l'omnibus « Lunes d'encre », s'ajoutent six nouvelles inédites, dont une, « Le Mariage de la dryade », reprend l'univers de BIOS (cf. critique in Bifrost n°26). Deux très courtes fictions se penchent sur la problématique du voyage spatial réservé aux machines (« Le Grand adieu ») et sur le concept de communauté partageant les mêmes goûts (« Les Affinités »), question essentielle à l'heure où Internet propose à chacun de retrouver ses semblables. « Le Théâtre cartésien », lauréat du Sturgeon Award 2007, traite de la notion d'intelligence artificielle et de la conscience des machines avec une rare finesse : un artiste présente dans son spectacle un gel prenant la forme de l'être vivant auquel il est connecté et qui, une fois déconnecté de l'original, diverge et « meurt ». Autour de cette trame tout à fait fascinante, traitée de façon perverse, voire diabolique, Wilson tire des motifs et des effets typiques de son approche originale. « YFL-500 », qui présente le moyen qu'a trouvé un artiste incapable de rêver pour réaliser des œuvres fortes, se déroule dans le même univers ; il s'agit davantage d'une nouvelle à chute, mais qui fait forte impression. Enfin, « Julian : un conte de Noël » se situe à nouveau dans une théocratie intolérante, au XXIIe siècle, alors que la pénurie de pétrole et le déclin de la société d'abondance a considérablement remodelé la société. Il s'agit d'une autre pièce superbe à la hauteur des attentes placées en Robert Charles Wilson.
Précisons que ce recueil, sans équivalent à l'étranger, est commenté par l'auteur et préfacé par Jacques Baudou qui, brièvement, retrace la carrière littéraire de l'auteur. On ne peut qu'être enchanté par ce copieux volume qui prouve, s'il en était encore besoin, que Robert Charles Wilson, dès le début, était porteur de tout un monde sensible et original.
Incontournable.