[Chronique commune à Narcose et à L'Homme qui parlait aux araignées.]
Il faut avouer qu'à l'annonce de la réédition augmentée de Narcose, le lecteur barbérophile que je suis a senti les poils de son épiderme se dresser d'un plaisir intense (rien de malsain, qu'on se rassure). De surcroît, lorsqu'il a appris que la publication de l'ouvrage serait accompagnée d'un recueil rassemblant vingt-et-une nouvelles (dont deux inédites) de l'auteur, il a eu la chair de poule, comme si une accorte shampouineuse lui massait langoureusement le cuir chevelu (il n'y a toujours rien de malsain à cette image, répétons-le). En fait, cette réaction viscérale est tout simplement la transposition charnelle de la jubilation mémorielle qui me titille rétrospectivement encore l'hypophyse. Ces souvenirs se sont incontestablement et heureusement confirmés, une fois les deux ouvrages dévorés sans autre forme de cérémonie païenne. Mais avant de pousser plus loin dans le ressenti intime, il convient sans doute de clarifier les choses pour les éventuels néophytes que l'expérience tenterait. Je dois en effet attester que lire une histoire de Jacques Barbéri, c'est comme accomplir un grand saut, non pas dans l'inconnu, mais dans l'imprévu. Un saut dans un imaginaire visuel qui semble totalement en roue libre et demeure pourtant paradoxalement maîtrisé et cohérent de bout en bout. Un plongeon dans un univers nourri au sein de la science-fiction classique et qui échappe avec bonheur à ses tics et à toute classification étriquée.
Afin de démarrer en douceur et prendre la (dé)mesure de l'œuvre du personnage, il convient peut-être de conseiller de débuter par le recueil L'Homme qui parlait aux araignées, opus rassemblant un florilège de nouvelles écrites entre 1987 (« Prisons de papier », texte paru dans le recueil Malgré le monde du collectif Limite) et 2008 (pour les deux inédits). Cette démarche progressive permet de se faire une idée assez fidèle du style et de l'imaginaire singulier de l'auteur français qui, même lorsqu'il œuvre dans le domaine de l'hommage (à Lewis Carroll, Jules Verne, Philip K. Dick, Cordwainer Smith et tutti quanti…), parvient à faire exploser les contraintes du genre pour recomposer une image conforme à son paysage mental fantasque. On ne va évidemment pas résumer chacun des textes qui composent le recueil. Ceux-ci sont de toute manière inracontables, ce qui est tout naturel puisque l'imaginaire de l'auteur est indescriptible. Tout au plus, peut-on glisser un indice : derrière les apparences déjantées se dessine une profonde réflexion existentielle, pour ne pas dire une quête obsessionnelle. Lire Jacques Barbéri, c'est un peu comme lire du Lewis Carroll qui a infusé dans un bain de physique quantique. On pénètre ainsi dans un univers d'une dinguerie finalement très rigoureuse, où drame, humour et cauchemar sont intimement intriqués. Et de la même manière qu'il s'approprie les codes et les archétypes de la S-F, Jacques Barbéri fait sienne la logique quantique pour en développer tout le potentiel poétique. Univers gigognes, rêves enchâssés dans la réalité ou réalité encapsulée dans le rêve, on n'est jamais très loin non plus des mondes truqués de Philip K. Dick. Mais les mondes de Jacques Barbéri sont autrement plus vertigineux, si on peut me permettre ce sacrilège. Leur réalité prête à caution car elle est augmentée par le virtuel ou altérée par les drogues, voire par les deux à la fois. Le narrateur/observateur est exposé au principe d'incertitude auquel il ne peut espérer échapper que par la fuite dans un univers plus paisible ou par un oubli adouci au scotch-benzédrine. Ou alors, il doit redonner un sens à son existence dans un quotidien contaminé par les bizarreries : lolitrans, gigaragnes, psychomachines, métabêtes… Autant de trouvailles langagières, de mots-valises, de jeux de mots qui donnent corps aux obsessions organiques de l'auteur, aux mutations chitineuses, aux copulations sémantiques et autres chimères dignes des visions cauchemardesques d'un Jérôme Bosch mais scénarisées par Tex Avery. Bref, l'œuvre de Jacques Barbéri est proprement fascinante, quelque chose comme une Vénus de Milo parfumée aux phéromones sexuelles à qui on aurait ventousé des tentacules…
Les lecteurs accrochés aux délires de l'auteur pourront consolider leur addiction avec Narcose. Ce court roman s'inscrit dans un univers commun à plusieurs textes barbérien : celui de la sphérocratie. Le récit se focalise sur le personnage d'Anton Orosco, un promoteur calamiteux. Suite à une escroquerie ratée, le bougre est contraint d'abandonner le confort de son appartement et les attentions sensuelles de sa maîtresse pour fuir dans l'extrados, la zone interlope où vivent les marginaux de la ville-sphère Narcose. Ceci constitue l'argument initial d'une intrigue qui se déploie tout en rebondissements grotesques mais nullement ridicules. Une fois de plus, la fulgurance des images, le foisonnement des obsessions et le tempo hypnotique de l'écriture portent le récit dans une démesure réjouissante qui nous fait scander : encore ! Cela tombe bien car Narcose est le premier volume d'une trilogie. En attendant, il n'est pas inutile de répéter que lire Jacques Barbéri, c'est être convié à un voyage textuel hallucinant dont on redescend fiévreux et transfiguré. Une expérience que l'on se doit de recommander.