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Les critiques de Bifrost

Nec Deleatur

Frédéric DELMEULLE
ÉDITEUR INDÉPENDANT
502pp - 23,00 €

Critique parue en mai 2008 dans Bifrost n° 50

À l'exception notable de Gérard Klein, le lectorat de S-F n'a pas frémi à la nouvelle de la parution, à la fin de l'année dernière, du roman de Frédéric Delmeulle. Mais le lectorat a le dos large et reconnaissons, à sa décharge, que la confidentialité de l'éditeur et un positionnement beaucoup moins cœur de cible — comprendre, NSO vain et tapageur — ont beaucoup contribué à cette méconnaissance. Sans doute conscient de ce handicap, l'auteur a essayé de manière plus ou moins maladroite de susciter sur le Web un micro-buzz autour de son roman. Qu'il apprenne que ses efforts ont au moins généré un écho à Bifrost. Mais arrêtons là les bla-bla et consacrons-nous à l'objet de ce préambule.

1910. Le journaliste enquêteur Joseph Reboul, que ses collègues surnomment malicieusement Rouletabille, est dépêché à Londres par son journal L'Epoque afin d'enquêter sur une mort inexpliquée. En effet, celle-ci présente la particularité remarquable d'être une variation du crime en chambre close, crime prenant place ici dans la nef de l'abbaye de Westminster.

1993, Dudinka, au bord de l'estuaire de l'Iénisseï. Aleksandr Stolper attend l'arrivée d'un voyageur étranger qu'il doit piloter le temps de son court séjour sur place. Stolper ne connaît rien des motivations exactes de celui-ci. Une seule chose est sûre : c'est un visiteur fortuné, et c'est bien tout ce qui compte dans la Russie post-communiste où tout est à vendre depuis la catastrophe.

Début du XXIe siècle. Child Kachoudas, un jeune enquêteur free-lance habitué à fouiller les archives poussiéreuses et à surfer dans les arborescences des réseaux d'informations numérisées, est sur le point de succomber à l'impensable. Comme son métier ne lui apporte que peu de satisfaction personnelle, il se laisse convaincre par son oncle Jose-Luis de Almédia — par ailleurs misanthrope notoire — d'embarquer pour un voyage dans le temps.

Entre ces trois époques, il existe évidemment un fil directeur que Frédéric Delmeulle se propose de nous faire remonter.

Nec Deleatur est le mariage d'une S-F exigeante et de l'esprit vintage du roman-feuilleton. On ne met effectivement pas longtemps à relever la touche volontairement surannée qui teinte le récit et qui, par la même occasion, ressuscite quelques souvenirs de lecture. Les descriptions très didactiques, les personnages stéréotypés — le jeune novice et son mentor — , les dialogues laborieux et bavards, l'atmosphère Belle Epoque de la première partie nous ramènent à la mémoire les romans scientifiques d'antan. On pense immédiatement à H. G. Wells ou à Jules Verne. Fort heureusement, ces réminiscences n'alourdissent pas de manière fatale une intrigue maîtrisée dans le moindre de ses détails. D'ailleurs, on est assez vite happé par l'histoire et par ses fausses pistes successives. Tout au plus peut-on reprocher à Frédéric Delmeulle de vouloir trop étaler son intrigue et de pousser son dénouement un poil trop loin. Un chapitre superflu ; rien de vraiment rédhibitoire.

Mais tout ceci n'est que la chair qui habille un squelette solidement charpenté dont les composantes rappelleront sans doute à certains Universal War One de Denis Bajram, le deus ex-machina de la bande dessinée en moins. Nec Deleantur n'est en effet pas un énième roman rétro-futuriste ou une vaine « steampunkerie » accouchée pour la plus grande douleur du lecteur. Non, Nec Deleatur est un vrai roman de S-F, seul genre littéraire capable d'encourager le lecteur à s'affranchir des frontières de son univers familier. Le vertige spéculatif prend ici pour vecteur le thème archi-classique du voyage dans le temps. Il met à contribution la physique quantique afin d'en fournir une explication logique. Et cette spéculation amène naturellement un questionnement sur le sens de l'Histoire qui, au final, se révèle être le principal enjeu du roman. Nec Deleatur est donc un formidable voyage dans l'Histoire et surtout dans ses angles morts ; un voyage qui génère les traditionnelles interrogations sur le sujet. Le passé est-il définitivement écrit ? Peut-on modifier une action de celui-ci pour rendre le présent meilleur ? À ces questions, Frédéric Delmeulle répond d'une manière définitive et très logique qui exclut les paradoxes classiques et met un terme à toute velléité uchronique. Le récit et ses rebondissements sont ainsi les éléments constitutifs d'une démonstration implacable qui valide une conception déterministe de l'Histoire en lui ôtant en même temps toute arrière-pensée idéologique. Un bien beau premier roman.

Laurent LELEU

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