Cormac McCARTHY
SEUIL
298pp - 7,10 €
Critique parue en mai 2008 dans Bifrost n° 50
[Critique commune à Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme et La Route.]
Cormac McCarthy est né le 20 juillet 1933 dans « l'Etat de Rhode Island et les plantations de Providence », le plus petit des états des USA dont la capitale, Providence, est connue de tous les amateurs d'Imaginaire au monde. Auteur discret, qui ne voit guère d'intérêt à parler de son travail d'écrivain, il a attendu son Prix Pulitzer récompensant La Route, pour enfin passer à la télé, le 5 juin 2007, dans l'émission d'Oprah Winfrey. Dix romans seulement jalonnent sa carrière, déjà longue d'une bonne quarantaine d'années : Le Gardien du verger (1965), L'Obscurité du dehors (1968), Un enfant de Dieu (1974), Suttree (1979), Méridien de sang (1985), De si jolis chevaux (1992), Le Grand passage (1994), Des villes dans la plaine (1998), Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme (2005), La Route (2006).
Considéré par le célèbre critique Harold Bloom comme l'un des quatre plus grands écrivains américains contemporains (avec Philip Roth, Thomas Pynchon et Don DeLillo), McCarthy est à mon sens le plus impressionnant de ce formidable quatuor. Ce dont on peut douter, à raison, en lisant Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme, roman noir, très noir, où un tueur professionnel (qui pourrait bien être le Diable, comme l'a si joliment proposé l'éditrice Bénédicte Lombardo) part à la recherche d'un magot et des hommes (et femmes) qui ont trempé, de près ou de loin, dans sa disparition. Ce tueur (dont le portrait n'est pas exempt de clichés, fait rarissime chez McCarthy et qu'il convient donc de noter), c'est Anton Chigurh. Un tueur ultra professionnel, un peu comme il existe des dentifrices ultrabright, qui prend la vie de ses victimes avec un pistolet pneumatique d'abattoir modifié, un tueur génialement incarné à l'écran par Javier Bardem coiffé comme Mireille Matthieu — décidément, les frères Coen sont les rois du casting (et un Oscar pour Bardem ! son premier). L'acteur espagnol, qui a toujours rechigné à tourner dans les films violents, disait récemment dans une interview : « Un acteur se demande toujours d'où vient un personnage, où il va. Là, on ne sait rien de Chigurh, qui a tout du fantôme. Je l'ai donc imaginé comme une figure symbolique, plutôt que comme un être humain : il représente la violence à l'état pur. » Chigurh tue en silence (ou en chuintements, si vous préférez) et parle beaucoup, donnant ainsi plus de poids à sa philosophie qu'à la mort qu'il offre bien volontiers à ceux qui ont commis une erreur. Même infinitésimale.
Comme dans l'univers de Quentin Tarantino, ici c'est le mot qui est capital, pas la peine.
Dans l'œuvre de McCarthy, Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme est le maillon faible, car œuvre de commande ; c'est sans aucun doute un très bon roman, mais on y retrouve que très brièvement la violence baroque de Méridien de sang, les entrailles de la folie exposés à tous les regards d'Un enfant de dieu et le style flamboyant, brûlant comme la lave, de De si jolis chevaux. Sans parler de la pertinence psychologique de Suttree — ce livre-monstre, faulknérien en diable, que McCarthy a mis vingt ans à écrire et qui est à son œuvre ce qu'Ulysses est à celle de James Joyce.
Au-delà du voile de la déception, il y a toutefois quelque chose de fascinant, car dérangeant, dans Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme : le constat que fait le shérif Bell (incarné à l'écran par un Tommy Lee Jones parfait), qui dissèque l'évolution de la société américaine depuis son début de carrière. Profondément réactionnaire, son discours fait mal tant il se base sur du vécu, des faits, de la matière humaine. Ici le matériau est de chair, d'os, de nerfs et de sang, et dans son inexorable déconnexion d'avec la nature on voit bien que c'est la moelle (l'âme) qui a été rongée, donc perdue. Quand il était jeune, il arrivait à ce shérif Bell d'aller dans un lycée pour y « calmer » un jeune un peu trop dissipé ; maintenant qu'il est vieux, les lycées du Texas sont des endroits où on se tue à coups de couteau, où la drogue dure remplace les bonbons et où il est difficile d'empêcher profs et élèves de s'armer lourdement. C'est un monde entier qui sombre dans les ténèbres. Comment sauver l'arbre si les racines sont pourries ? La société américaine, pourtant très violente dès sa naissance, a changé, qu'on le veuille ou non, voilà ce que nous rappelle McCarthy (dont le shérif Bell n'est rien moins que l'alter ego). Je voudrais être plus humaniste, mais les faits m'en empêchent, semble-t-il nous murmurer à l'oreille, du haut de ses 74 ans, et les changements sociétaux sur la sellette sont terribles, profonds, et trouvent à bien y réfléchir leur conclusion logique (ou destination finale) dans La Route.
Si j'associe ici autant le livre de Cormac McCarthy, Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme, et l'excellent film des frères Coen, No country for old men (oscar du meilleur film), c'est parce qu'ils fonctionnent comme 2001, l'odyssée de l'espace (le livre d'Arthur C. Clarke/le film de Stanley Kubrick) ; il faut considérer les deux médias comme un ensemble pour vraiment apprécier ce qu'ils offrent : un dialogue cruel, du tac au tac, qui continue même après la dernière page tournée, même une fois que le générique de fin a produit ses derniers logos.
Changement de décor. Changement d'époque. Mais pas de destination terminale.
Dans La Route, on suit l'odyssée amère comme la cendre d'un père et de son fils, prisonniers d'un monde post-apocalyptique, dévasté, qui confine à l'allégorie, où la nature a tellement cédé de terrain qu'il n'en reste que les dangers — notamment ceux du froid et des précipitations. L'histoire étant simple, tracée en ligne droite et définitive comme la trajectoire d'une balle de .45 qu'on se tirerait dans le palais, passons volontairement à côté…
Ce qui surprend dans ce livre, avant tout, c'est l'écriture protéiforme, qui passe du sec comme un coup de trique au baroque flamboyant, qui refroidit et qui réchauffe, parfois dans la même page. McCarthy louvoie de l'infiniment petit à l'infiniment grand, de l'humain à l'inhumain, du cannibalisme de survie au cannibalisme religieux (hostie), de la description scientifique à l'allusion poétique, les liant parfois en deux mots, décrivant le gris des cendres sur un objet devenu inutile pour ensuite se demander où Dieu trouve sa place dans un tel décor. Ce style, sans doute atrocement difficile à rendre en français, suscite avec une facilité déconcertante des émotions violentes, des images et un vertige qui culmine sur les dernières pages (que je n'ai pas pu m'empêcher de lire comme le chuchotement déchiré, douloureux, d'un père, celui du livre, à un autre père, moi en l'occurrence — on n'a pas d'enfants impunément).
Ici, sur La Route, le Diable est aussi dans les détails, et ces détails qui s'accumulent — comme de la cendre volatile, de la neige ou même le sable d'une tempête — n'ont de cesse d'épaissir le destin des personnages de ce livre, de l' « enmélasser » jusqu'à l'étouffement pur et simple alors que le monde est grand ouvert, du gris consumé de la terre aux noirceurs à jamais inaccessibles de l'espace. Sans oublier la mer, décrite avec un tel sens du funeste qu'on s'attend à chaque page à voir s'échouer les cadavres vêtus d'algues de Joseph Conrad, Herman Melville et Bjorn Larsson.
On a beaucoup glosé sur le genre présumé de ce roman (science-fiction, pas science-fiction) ; la question ne me semble avoir guère d'intérêt, voire aucun, mais quitte à la poser, ma réponse sera simple : La Route n'est pas un livre de science-fiction, non pas parce que c'est trop bien écrit pour en être (argument pour le moins stupide), mais tout simplement parce que le futur, la prospective, la mise en garde n'intéressent pas McCarthy. Pas plus que le cheminement sociétal qui aboutit à l'Apocalypse et au monde d'après. Ce qui intéresse l'auteur de ce livre, c'est la dimension allégorique de l'impossible survie de ses personnages. L'Humain confronté à la mort de la Nature. Un meurtre dont il est coupable, bien évidemment, ce qui fait de La Route une image inversée des œuvres précédentes de Cormac McCarthy, où l'Humain était quasiment toujours confronté à la Nature, cruelle certes, mais magnifique avant tout (thématique qui culmine dans la Trilogie des confins, et tout particulièrement dans De si jolis chevaux, le chef-d'œuvre de l'auteur, médiocrement adapté au cinéma par un Billy Bob Thornton sincère mais dépassé).
Même si McCarthy, conscient qu'il meurt avec la nature qu'il aime tant, écrit un autre livre, ne nous voilons pas la face, La Route (dédié à son fils) est son testament — des pages griffonnées à la cendre qui s'achèvent dans le sang et les larmes. J'y vois le livre d'un père qui ne se connaît que trop bien et qui adresse à des pères, qu'il ne connaît pas, ne connaîtra jamais, un long message d'incompréhension et de désespoir. C'était mieux avant ; comment en est-on arrivé là ? Réactionnaire ? Lucide, tout simplement.
Il y a une progression dans l'œuvre de McCarthy et elle désormais lisible, visible : l'Humain (Le Gardien du verger, 1965), la Nature (De si Jolis chevaux, 1992), le recul de la Nature (Des villes dans la plaine, 1998), la mort de la Nature (La Route, 2005). Ne reste plus que la mort de l'Humain ? Non, car la mort de la Nature l'inclut.
Au final, un grand livre.