[Chronique commune à Les Chiens de l'hiver et à Nuit d'été.]
Old Central, une vieille école dont la construction a commencé en 1876 à Elm Haven, dans la région de Chicago. Une école où, en ce dernier jour de l'année scolaire 1959-1960, un enfant vient de disparaître : Tuby Cooke. C'est alors que commence pour Dale, Duane, Mike, Lawrence et le reste de la cyclo-patrouille, l'été de tous les dangers. Car en voulant découvrir ce qui est arrivé à Tuby, ces enfants vont affronter la mort, tantôt poursuivis par un camion puant la charogne, tantôt menacés par un soldat de la Première guerre mondiale dont le visage en entonnoir crache de la vermine. Sans compter ces étranges trous dans le sol qui, plus organiques que géologiques, apparaissent et disparaissent sans cesse, dans lesquels vivent de menaçantes lamproies noires.
Avec Nuit d'été, datant de 1991, Dan Simmons s'attaquait à un genre en soi, le récit fantastique mettant en scène une bande de gamins. On pense à Ça de Stephen King, à la nouvelle « Le Corps » du même (et au film Stand by me, son adaptation), aux flash-backs de Dreamcatcher et à Cœurs perdus en Atlantide, à « L'Inversion de Polyphème » de Serge Lehman (Bifrost n°5). Mais là où King et Lehman décrivent avec une justesse exemplaire le « Royaume de l'après-midi » et le « Territoire magique des grandes vacances », Simmons s'enlise, trois cents pages durant, dans la multiplication des personnages, le quotidien sans grand intérêt d'une petite communauté de fermiers. Une fois la première moitié du livre passée (qui a vu la mort de quelques personnages principaux), le récit monte en régime et ne « descend » plus, livrant au passage plusieurs scènes d'anthologie (dont une fusillade nocturne hallucinante, du grand art). On regrettera juste que Dan Simmons ait mal choisi son héros. Refusant sans doute de mettre en scène sa propre enfance de surdoué, il a préféré le morne Dale au fascinant Duane ; ainsi, aux environs de la page 300, Simmons déchiquette Duane, le génie, le radio-amateur surdoué, l'apprenti écrivain, et nous laisse en compagnie de Dale, qui, bon gré mal gré, résoudra l'énigme de Old Central, découvrira le secret de la cloche des Borgia, affrontera le terrifiant Roon. Et, dans les ultimes pages du récit, décidera de devenir écrivain (plus par devoir que par vocation) !
Chose surprenante mais logique à bien y réfléchir, onze ans plus tard, Dale Stewart revient dans nos librairies avec le costume d'un romancier professeur de littérature (on pense au personnage interprété par Dennis Quaid dans le brillantissime thriller Mort à l'arrivée). Dale — auteur de la série Jim Bridger, roi de la montagne — est le principal protagoniste, l'aire nodale du nouveau roman de Dan Simmons, Les Chiens de l'hiver (en attendant la traduction, par Jean-Daniel Brèque, d'Ilium). Après une tentative de suicide ratée (l'amorce de la cartouche n'a pas fonctionné), Dale est de retour à Elm Haven, où il loue la maison des McBride, la maison de son copain d'enfance Duane… Il est là pour faire le point sur sa vie, son divorce, sa rupture avec sa jeune maîtresse Clare, sa carrière d'écrivain. Et de nouveau, la peur et la folie vont resurgir au cœur des grands champs de maïs de l'Illinois : des bruits nocturnes, du sang frais dans le poulailler, des problèmes avec les skinheads locaux, d'étranges messages sur l'ordinateur portable de Dale, des chiens noirs qui rôdent, un shérif pas commode…
Avec Les Chiens de l'hiver, Simmons semble réparer une erreur qui lui pesait depuis des années, celle de Nuit d'été. Il revient sur les lieux de son crime, là où il a assassiné Duane McBride à l'aide d'une moissonneuse-batteuse. Il fait revivre l'enfant charismatique (c'est en partie Duane, devenu « kyste mémoriel », qui raconte l'histoire de Dale), et le confronte à un écrivain de cinquante ans qui a raté sa vie, à l'exception de ses livres, et encore… (bonjour le syndrome Misery : Dale, tout comme Paul Sheldon dans Misery, veut laisser tomber la série qui l'a rendu célèbre et — relativement — riche pour écrire un « livre sérieux » sur son enfance). Mais à Elm Haven, en quarante ans, les choses n'ont guère changé : les chiens de l'hiver rôdent. Ce sont probablement les fragments d'un passé qui n'a pas su cicatriser, ou peut-être les serviteurs d'un obscur dieu égyptien.
Les Chiens de l'hiver n'est pas la suite-gadget de Nuit d'été. Force est de constater que ces deux romans forment vraiment un tout, certes bancal mais de plus en plus passionnant. Il y a une montée qualitative évidente dans ce diptyque qui fonctionne, en fait, comme une trilogie : Nuit d'été 1 (avant la mort de Duane — 300 pages), Nuit d'été 2 (l'avènement de Dale — 300 pages), Les Chiens de l'hiver (Dale et Duane, quarante-deux ans après — 330 pages). Introduction, développement, synthèse. Ici, l'introduction est faible, le développement plutôt réussi et la synthèse… impitoyable. Dans cette troisième partie (Les Chiens de l'hiver), Simmons parle avec précision de sexe, de mort, du statut de l'écrivain aux USA., et de la peur, celle de mourir (évidemment), mais aussi celle de vivre et de créer. Il en remet une couche sur Hemingway et son suicide, il comble des trous, éclaire des ombres dans l'œuvre et la vie de Dale Stewart, mais aussi dans son propre corpus (ce qui prouve qu'il a l'estomac nécessaire pour affronter la Littérature et non la subir).
Si vous avez lu Nuit d'été (même sans l'apprécier), jetez-vous sur ces Chiens de l'hiver, les questions qu'ils aboient dans la nuit sont autant de réponses qui mordent dès potron-minet. Si vous n'avez lu aucun de ces deux livres (et que vous appréciez le fantastique moderne), foncez, vous allez souffrir sur les trois cents premières pages, mais, au final, vous serez récompensés. Grandement récompensés.