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Les critiques de Bifrost

Critique parue en juillet 2006 dans Bifrost n° 43

Jeff Noon, anglais, est l'auteur de six romans (Vurt — 1993, récompensé l'année suivante par le Prix Arthur C. Clarke ; Pollen — 1995 ; Automated Alice — 1996 ; Nymphomation — 1997 ; Needle in the Groove — 2000 ; Falling Out of Cars — 2002 — Pollen et Nymphomation furent en leur temps critiqués d'après leur V.O. dans les Bifrost n°7 et 11) et de deux recueils de nouvelles (Pixel Juice — 1998 ; Cobralingus — 2001).

Son œuvre, en sus d'être d'une exigence littéraire qui la rendra rebutante au lecteur de base et incompréhensible au lecteur habitué à Isaac Asimov ou David Gemmell, est labyrinthique : la Celia Hobart de Nymphomation fait le lien entre l'hommage à Lewis Carroll, Alice Automate, et le diptyque Vurt/Pollen. Tout est lié, tout est permis. Voire pire : Cobralingus tient plus de la rave party littéraire et de la poésie (sans doute un gros mot pour la plupart des lecteurs de S-F), que du recueil de nouvelles tel qu'on le conçoit d'habitude. Cependant, peu de surprises dans ce tableau littéraire quand on sait que Jeff Noon est aussi musicien et qu'il ne lit pas de science-fiction.

Jusqu'à ce que La Volte s'intéresse au cas Noon, deux de ses romans seulement avaient paru en français, chez Flammarion : Vurt, massacré à la traduction par Michèle Albaret, et Alice Automate, totalement passé inaperçu. Il a longtemps été question que Denoël continue à publier l'auteur, sous la houlette d'Héloïse d'Ormesson, alors transfuge de Flammarion et fan inconditionnelle de Noon ; puis Jacques Chambon a émis le souhait, quelque temps avant sa mort, de republier l'auteur de A à Z dans son horrible (je parle des couvertures) et excellente (je parle du choix des textes) collection « Imagine ».

Aujourd'hui, happé par le manque de courage des uns et des autres, c'est La Volte qui met les doigts dans la prise Jeff Noon, entreprise courageuse, vaguement suicidaire, et sans doute un tantinet trop ambitieuse pour une maison d'éditions assez jeune, manquant d'expérience dans le domaine de la traduction. Je m'explique : si on ne peut que louer le courage — moi chasseur Zéro, toi Pearl Harbour — de l'éditeur (Mathias Echenay, dont le nom n'apparaît nulle part dans le livre), on ne peut s'empêcher d'être (un petit peu) déçu par le produit fini : pas mal de coquilles ont survécu aux différentes relectures, la traduction regorge de mots anglais (dogboys qui aurait pu être traduit par garchiots ou garchiens selon le contexte ; sans parler des Smokey, Fiery, Skinner et autre surnoms/adjectifs faciles à traduire). Dans un livre où on ne peut pas traduire foultitude d'expressions (comme fish&chips) ou de titres de chanson (A Day in the Life, Strawberry fields), il est clair qu'il fallait aller un peu plus loin dans l'adaptation, s'éloigner un peu plus de la V.O. Il manque un bon mois de polissage, jugement sévère, mais inévitable quand on adore un auteur ; voilà pour les regrets qu'il convient de modérer car Marc Voline a, avant tout, fait un travail formidable, rendant globalement très agréable à lire un auteur aussi difficile à traduire que William S. Burroughs ou K.W. Jeter. Deux écrivains tarés qui ne sont pas cités ici par hasard, tant Noon semble être le fils techno du premier et le frère poétique de l'autre. Il y a plus de poésie chez Noon que chez Jeter, certes autant de morbidité, mais celle de Noon est beaucoup moins éprouvante car chargée de couleurs et de références pop. En fait, à bien y réfléchir, Jeff Noon a un frère dont il ignore l'existence : c'est évidemment le saxophoniste, scénariste et écrivain Jacques Barbéri (qu'on retrouvera très vite au sommaire de Bifrost, si j'en crois mon rédac'chef préféré).

« De quoi parle Pollen ? » est une question qui évoque grandement un classique de la vieille devinette littéraire chausse-trappe : « Peut-on résumer Finnegan's Wake ? »… à la différence qu'il y a un fil conducteur, une histoire, dans Pollen, pas dans Finnegan's Wake.

Pollen… C'est — liste non exhaustive — l'histoire d'une ombreflic qui enquête sur la mort d'un taxichien tué par des fleurs alors que le taux de pollen dans l'atmosphère atteint des sommets insoupçonnés. C'est l'histoire de Manchester écartelée entre rêve et réalité, peuplée d'humains, d'ombres, d'hommes-chiens, de chiens, de robots… et de zombies, à la périphérie, voire au-delà. C'est l'histoire d'un monde où la musique, la drogue et la nécrophilie ont une importance centrale. C'est l'histoire d'une société où, après la catastrophe « Fécondité 10 », tout s'est mélangé et hybridé. On ne copule pas impunément avec son grille-pain…

Extrait : « Il s'appelle Dove. Thomas Dove. Il surfe sur la tête des étrangers comme une plume. C'est ce qu'il est : corps de skater, crête de cheveux orange, une paire d'ailes-de-flic et un circuit sanguin bourré de Vurt. Le torrent du rêve. Tom est le meilleur ange Vurt des flics de Manchester, et il vole vers Rio de Bobdeniro avec un paquet de tests pour les phantasmes locaux. Son boulot de flic est de traquer et détruire les rêves illégaux ; trouver les Vurt de contrebande. Ecoutez le battement de ses ailes prismatiques colorer la fumée de l'esprit. Audace. Tom Dove : une route propre, humaine, vers la fantaisie ; si bon qu'il n'a pas besoin de prendre de plumes. Il est principalement humain, bien sûr, si ce n'est ces épaisses traînées de Vurt qui vivent dans sa chair. » (Page 111.)

Pollen… Un ressenti… Un petit parfum de Brazil, des effluves acidulées du Festin Nu et d'autres, plus lourdes et capiteuses, échappées du diptyque Instruments de mort/Le Marteau de verre, une composition florale lourde comme du napalm qui mériterait pourtant de faire fureur jusqu'à la saison des feuilles mortes.

Atchoum !

N'oubliez pas votre Sneeza Freeza, à moins que vous ne désiriez rapidement fleurir votre propre tombe !

Gilles DUMAY

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