Sous une très belle couverture due à Sébastien Hayez nous est livré un roman de fantasy pas comme les autres. Pas du tout comme les autres.
Ce livre en est, si je ne me trompe, à sa cinquième édition, toujours chez Denoël. Après l'édition originale de 1971, il a été repris en « Présence du Futur » une première fois en deux tomes, puis une seconde avec des illustrations réussies de Jean-Yves Kervevan, une troisième fois en seul volume sous une livrée signée Florence Magnin ; en voici la cinquième. Manifestement, l'éditeur tient à son ouvrage et il est un adage populaire qui veut que l'on ne cessât point de jouer un cheval qui gagne…
À la lecture de Ptah Hotep, cela peut surprendre tant on est à cent, à mille lieues de la fantasy commerciale standard. L'histoire est d'une banalité « rare ». En effet, combien de fois n'a-t-on pas lu l'histoire d'un jeune prince spolié de sa couronne par des intrigants ayant vécu dans l'ombre du trône, attendant l'heure de leur forfait à l'instar d'araignées au centre de leur toile ? C'est l'histoire la plus courue de la fantasy.
La quatrième de couverture nous dit de l'auteur qu'il dut à André Breton son entrée en littérature, fut d'abord poète et essayiste à la manière des surréalistes. Poète et Surréaliste. Deux mots qu'il faut garder en mémoire au moment d'aborder la lecture de Ptah Hotep. C'est délibérément que Charles Duits a opté pour une trame narrative simpliste et archiconnue tant il tenait à ne pas distraire le lecteur de son propos qui est autre et ailleurs.
Tout le roman n'est que le récit de sa jeunesse par Ptah Hotep lui-même adressé à son « Seigneur et Divin Frère », l'Empereur. Récit qui apparaît telle une très longue lettre. Une correspondance privée. Plus que d'un roman, Ptah Hotep revêt l'aspect d'un long poème en prose. Les titres ronflent à pleines pages, ornés d'une foison de majuscules. Ptah Hotep est un texte fait pour être lu à voix haute. C'est un chant porté par la sonorité de mots choisis ou forgés pour la circonstance avec grand soin. Ptah Hotep ravit non par la narration de péripéties déclinées sur un mode mineur, mais par le plaisir procuré par les mots eux-mêmes, comme dans une chanson ou un poème. Les longues et nombreuses descriptions d'un réel lyrisme qui émaillent le récit ne donnent pas tant à voir qu'elles ne se laissent entendre. Plus qu'aux métaphores, c'est aux comparaisons que sans cesse recourt Charles Duits, mais des comparaisons qui ne montrent guère autre chose que leurs mots eux-mêmes. Ainsi, lorsqu'un couple s'ébat, ils « sont deux panthères dans la forêt » ; quelqu'un est en colère, il est « comme le cheval de l'Iscandre » ou alors « comme le taureau assailli par les guêpes de l'Iscandriane » et l'on est « joyeux comme les flots de la mer de Yud ». Tout le texte regorge de titres et de noms propres qui composent une esthétique tout à fait remarquable. Mots, noms propres, titres, comparaisons, expressions et répétitions reviennent inlassablement tel le ressac, imposant un rythme hypnotique qui confère au récit une dimension onirique qui le rapproche du surréalisme.
Ptah Hotep ne faiblit que dans les cent dernières pages où la poésie cède à une dimension plus épique. Charles Duits, nous dit-on, s'est penché sur des textes sacrés ainsi que la mystique orientale, et le parcours initiatique du jeune héros le porte davantage vers le mysticisme que vers les armes. S'il participe à une guerre, elle ne vise pas à la reconquête de sa couronne mais répond à des contingences qui lui échappent. Faut-il dès lors être surpris qu'un héros nommé Ptah Hotep tende à s'incliner vers la sagesse et le mysticisme quand son homonyme historique, qui vécut en Egypte sous la Ve Dynastie, vers 2400 av. JC, est l'auteur du plus ancien écrit de sagesse qui nous soit parvenu ?
L'avant-propos rattache Ptah Hotep à un certain mysticisme dont chacun pensera ce qui lui convient mais il y est dit que « le monde au sein duquel évoluent les personnages de Ptah Hotep est beaucoup plus réel que celui dont nous entretiennent les journalistes de la télévision. » Ce n'est pas ici l'endroit de se fendre d'une critique des médias, et l'on se bornera à constater que cette opposition-là est malvenue, n'opposant qu'une fiction à une autre. Ce monde est plus réel que celui où nous évoluons en ce sens que le monde du rêve, révélateur de l'inconscient, est bien plus réel que la perception consciente que l'on peut avoir de la réalité éveillée. Œuvre onirique, Ptah Hotep n'en est pas pour autant propice à une lecture psychanalytique — je ne me souviens pas d'avoir jamais rêvé de la sorte. Charles Duits déploie une magnifique fantasmagorie, ampoulée, surchargée, pleine de sons et de couleurs, quasi synesthésique, qui nous emporte et nous saoule telle une vague de plaisir.
Le monde surréel de Ptah Hotep dépeint un futur né d'un passé qui jamais ne fut ni n'existera que dans l'imagination de l'auteur et des lecteurs. Un futur qui, à l'instar du phénix, renaît magnifié de ses cendres et ruines. Un rêve de Méditerranée. Fusion de cultures et d'époques. Dans ce monde aux deux mers intérieures, aux nuits éclairées par deux lunes, l'Egypte, la Rome et la Grèce antiques se côtoient, se mêlent et se métissent ; se parent des couleurs de l'Inde et de la Chine en un flamboyant kaléidoscope où l'on croise Mûsûls, Cruciens et Rûmiens transparents ainsi que des gens à la peau bleue. Ce qui, bien davantage que les péripéties, intéresse Charles Duits, est d'ouvrir l'esprit de son lecteur au tourbillon sensoriel foisonnant de mots qu'il lui offre. Ici, les mots ont non seulement une musique, mais aussi une saveur, et Duits nous invite à visiter un univers psychédélique idéal plus réel que nature en quête d'une transfiguration par l'esthétique.
Ptah Hotep, comme Le Grand Midi d'Yves et Ada Rémy ou Gormenghast de Mervin Peake, est une de ces fantasy inclassables, à nulle autre pareille. On ne peut qu'adorer ou détester un tel livre qui constitue une expérience littéraire comme l'on a peu d'occasions d'en faire. Il est difficile de le classer ailleurs que parmi la fantasy quoique cela n'ait guère de sens — bien que Duits fût l'un des derniers, il figurera cependant mieux en compagnie des œuvres des surréalistes. Les amateurs purs et durs de fantasy épique traditionnelle qui viendraient à s'y frotter risquent de s'en trouver fort marris et quelque peu déboussolés. Je ne serais nullement surpris d'apprendre qu'un lecteur furibond, se sentant soudain tel le cocu, ait fini par jeter au feu quelque exemplaire de Ptah Hotep. Par ailleurs, délaisser l'ouvrage c'est s'assurer de passer à côté de quelque chose d'aussi inouï que ce que la littérature peut donner de mieux. On ne lit pas Ptah Hotep, on le savoure et l'on s'en émerveille comme d'un songe prodigieux dont on ne sort qu'à regret. Charles Duits nous a offert les clés d'un univers plus vrai, plus réel, ou du moins que l'on voudrait tel et dont le nôtre, comme dans le cycle d'Ambre de Roger Zelazny, n'est qu'une ombre insipide et pâle.
Parfait ?…