Pierre BORDAGE
L'ATALANTE
413pp - 20,00 €
Critique parue en janvier 2003 dans Bifrost n° 29
Les grandes guerres de la Dispersion ont éparpillé les humains aux quatre coins de la galaxie. Désormais dans l’impossibilité de communiquer entre eux, isolés dans des espaces-temps éloignés, ils glissent inexorablement vers des destins épars, privés de mémoire collective, oublieux de la spécificité de l’essence humaine. Seul lien entre ces communautés peu à peu détachées de leur passé commun et fondateur, les griots célestes. Voyageant sur les flots de la Chaldria, flux unifiant les mondes accessible à quelques élus, ils offrent à travers leurs chants un passé, une histoire, des émotions ; ils racontent l’homme dans sa diversité et son unité. Mais ils se font rares et sont en butte à une hostilité grandissante. L’Anguiz, mouvement secret, tentaculaire, immémorial, ne cesse d’étendre son ombre sur le monde. Sous des appellations différentes mais toujours au service du néant, afin de libérer l’homme de la misère physique et de purifier le monde, il a juré leur perte. Les « adorateurs du vide » s’élèvent contre le chant des griots, qui seul permet à l’espèce humaine de prendre sens. C’est dans ce décor que grandit Qui-vient-du-bruit, qui suit l’apprentissage escarpé de la fonction de griot…
Roman initiatique, Griots célestes : Qui vient du bruit est une vaste parabole ayant l’Homme pour sujet. Sur les pas de l’apprenti griot, plusieurs mondes sont explorés où le mal est toujours semblable : le désespoir, l’absence de foi en l’humain, l’obscurantisme, le défaut de mémoire collective.
Parfois naïf dans son cantique à l’humanité, quelquefois irritant par sa tendance à parsemer son ouvrage de bons sentiments, Pierre Bordage propose cependant un beau roman. La complexité de ses personnages, leur psychologie fouillée, le doute qui les traverse évoquent souvent l’écriture d’Orson Scott Card. Le parallèle est en particulier patent avec Les Maîtres chanteurs, où le chant d’êtres exceptionnels offre aux hommes normaux la connaissance de leurs sentiments dans toute leur véracité.
Jamais simplificateur, s’interrogeant ouvertement sur l’opportunité d’imposer un destin, même enviable, à un peuple qui n’en veut pas, relevant les contradictions d’une caste des griots elle-même gangrenée par l’intolérance et le découragement, Pierre Bordage aborde en outre plusieurs sous-thèmes avec finesse. Ainsi son analyse du terrorisme et du fanatisme est-elle franchement convaincante, au fil des quelques chapitres où il approche ce phénomène par le biais de la désespérance et de l’oubli de soi.
Avec le souci de présenter l’histoire et sa transmission par le biais de la culture (du Verbe) comme unique moyen de préserver l’humanité de l’homme et d’offrir une cohérence à ses projets, Griots célestes : Qui vient du bruit est un roman militant. Voici un bon exemple d’œuvre où la science-fiction est mise au service d’une idée, et présente l’avantage d’occuper une position de surplomb afin de mieux parler de l’homme et de son quotidien.
Certes, on pourra toujours être en désaccord avec les idées de Bordage, leur reprocher leur apparente évidence et déplorer un ton parfois moralisateur, mais il faut s’accorder sur le fait qu’il signe ici un livre de combat, utile et bien écrit (avec une suite et fin dont la sortie est annoncée comme imminente). Ne serait-il pas lui-même l’un de ces griots qui énervent tant ses congénères en livrant des vérités toutes simples et en leur tendant sans relâche un miroir ?