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Les critiques de Bifrost

Riverdream

Riverdream

George R.R. MARTIN
MNÉMOS
439pp - 24,00 €

Bifrost n° 42

Critique parue en mai 2006 dans Bifrost n° 42

Parce que les glaces ont brisé quasiment tous ses bateaux à vapeur, Abner Marsh, ruiné, mais continuant de jouir d'une solide réputation de marinier hors pair, se voit contraint de s'associer avec un inconnu au teint pâle, Joshua York, afin de continuer à exercer son métier. Ensemble, ils font construire l'un des plus beaux vapeurs appelés à naviguer sur le Mississipi : le Rêve de Fevre, capable d'embarquer mille tonnes de fret et de nombreux passagers. À l'usage, Joshua, qui vit la nuit, dort le jour et est entouré d'une bien étrange cours d'amis, se dévoile peu à peu, devenant le plus singulier des associés, aussi esthète et cultivé qu'Abner Marsh est hideux, glouton et droit. Un être secret, mais aussi en quête, disparaissant parfois plusieurs jours de suite, ce qui pose de gros problèmes avec les passagers, obligés alors de poireauter sans qu'on puisse leur expliquer pourquoi. Excédé par l'attitude irresponsable de Joshua (le Rêve de Fevre a besoin d'une solide réputation), Abner fouille la cabine de l'homme sans âge et l'oblige à s'expliquer. S'ensuit une longue confession durant laquelle Joshua York crache le morceau : il est un vampire. Mieux : un Maître du Sang. Et utilisant le Rêve de Fevre, il cherche à rassembler sa race et à la sortir du secret (car il a en sa possession un élixir qui permet aux vampires de se débarrasser de leur « soif rouge »). Joshua York est en quelque sorte un vampire humaniste, ce qui est loin d'être le cas de Damon Julian, un autre Maître du Sang, installé sur la propriété de la famille Garoux, en peu en aval de la Nouvelle-Orléans. Moins raffiné, Julian considère l'humanité comme du bétail et, en tranchant la main d'un « bébé nègre », il montrera à ceux placés en travers de sa route qu'il est le Maître et les autres des esclaves, ou pire, de la nourriture.

George R.R. Martin a écrit Riverdream (titre français idiot auquel on préférera le titre original Fevre Dream à défaut d'en trouver un meilleur) en 1983, soit sept ans après la parution d'Entretien avec un vampire, premier opus, passable, d'une série qui en trente ans a définitivement sombré dans le pathétique le plus consommé, engendrant par ailleurs deux films dispensables, Entretien avec un vampire de Neil Jordan (un des films les plus superficiels du cinéaste irlandais) et La Reine des damnés de Michael Rymer, peu ou prou un navet pour pisseuses gothiques « avé la croix ansée autour du cou », donc un produit sans intérêt (auquel on préfèrera, et de loin, Les Prédateurs de Tony Scott, tiré du roman éponyme de Whitley Streiber). Si je me permets ici de mettre en parallèle la série d'Anne Rice et le one-shot de George R.R. Martin, c'est tout simplement parce qu'une fois de plus le livre le moins célèbre est de loin le plus réussi, le plus littéraire. Fevre Dream est très grand livre, plus conradien que fantastique (ce que confirme la confession de Joshua York qui ressemble évidemment à celle de Lord Jim), c'est aussi une formidable aventure (fluviale, humaine et inhumaine) dans laquelle l'auteur, fort de son extraordinaire connaissance de l'histoire américaine des années 1850, n'hésite pas à massacrer tous les clichés du genre (le personnage principal est hideux, énorme et peu sympathique ; les méchants ne se contentent pas d'être méchants, ils ont un vrai passé, de véritables aspirations, et même une vie sociale assez complexe ; la religion catholique n'a rien à faire dans cette histoire de créatures de la nuit venues de l'Oural). Mieux, Martin ose s'attaquer à l'Histoire de France et plus généralement à l'Histoire européenne, sans oublier d'ajouter Shelley et Byron à son intrigue, en n'utilisant que leur poésie, là où il aurait été si facile d'en faire des poètes suceurs de sang à l'origine du Vampire de John William Polidori. Erudition, maîtrise du récit, Fevre Dream est un pur plaisir pour lecteurs (amateurs de chroniques vampiriques ou non) qui, personnellement, me fait regretter que Martin ne se consacre plus qu'à son interminable Trône de fer (c'est certes formidable, cher ami, mais c'est BEAUCOUP TROP LONG !).

Après Le Dernier magicien de Megan Lindholm, voilà probablement l'autre chef-d'œuvre publié par les éditions Mnémos. On regrettera alors une édition qui n'est pas au niveau : « Waldrop » orthographié « Walldrop », dans la dédicace ; « decade » traduit « décade », alors qu'il s'agit d'une décennie, « porch » traduit « porche », alors qu'il s'agit de la typique véranda à claire-voie des maisons coloniales du sud des Etats-Unis… et j'en passe. Dommage, car la traduction d'Alain Robert, certes insuffisamment relue, est très fluide et ne se relâche que rarement. Espérons qu'une édition poche naîtra bientôt et corrigera ces petits défauts pour rendre à Fevre Dream son aura de livre parfait.

Thomas DAY

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