George R.R. MARTIN
MNÉMOS
200pp - 22,00 €
Critique parue en octobre 2010 dans Bifrost n° 60
La rencontre de George R. R. Martin et du vampire ressort d’une sorte de fatalité, une de ces choses qui ne peuvent qu’arriver. Quelque part, Martin était un auteur qui devait écrire une histoire de vampires.
Martin est un auteur âpre et sombre chez qui la noirceur est bien souvent au rendez-vous. La mort s’invite sans ambages dans ses écrits. Elle n’est ni cynique et désinvolte, ni pleine de bruit et de fureur ; elle n’est pas même cruelle, juste dure. Quand carnage il y a, on arrive après, quand cris et râles se sont tus et que le silence a repris ses droits. Ce n’en est que pire de parcourir le charnier puant quand tout est fini. Dans la touffeur des ombres une sueur glaciale vous coule au creux des reins comme l’ongle de la mort courant le long de votre épine dorsale. Martin sait mieux que nul autre enchevêtrer mélancolie et noirceur.
Tout ce qu’on a pu lire de lui, ou presque, le vouait à traiter le mythe vampirique. Son style, sa patte, ses ambiances, sa manière, tout ce qui fait de lui un écrivain à nul autre pareil le désignait comme celui-là même qui devait faire gravir une marche supplémentaire au vampire sur l’escalier de son évolution littéraire.
De Dracula à Twilight, le vampire a longuement cheminé pour sortir de la nuit. Quelque part, au début des années 80, il arpentait les méandres du Mississipi sur de splendides vapeurs…
A son origine, le vampire est une incarnation du Mal. Il est le Mal dans le monde des hommes mais hors des hommes eux-mêmes. Page 138, par la bouche de Joshua York, Martin dépeint ce vampire originel dont les forces comme les faiblesses relèvent de la surnature et qui se combat par les mêmes moyens : tout un bric-à-brac de croix, de pieux, d’argent, de miroirs (où ils ne se reflèteraient pas car, étant morts, ils n’ont pas d’âme) et d’eau bénite. Avec le reflux de la religiosité, cet état du vampire dépérit et se cherche un second souffle de vie.
Ce vampire s’est épanoui dans la littérature de la fin du XIXe siècle, époque où, dans la société, s’épanouit (concomitamment ?) l’idéal social marxiste. On peut, à cette lueur, lire le mythe vampirique comme une métaphore de l’aristocrate (ne vit-il pas, le plus souvent, dans un château ?). En poussant un peu, le vampire devient alors la figure du bourgeois capitaliste se nourrissant de la vie, de la force du prolétariat.
Des années 80 à aujourd’hui, le marxisme étant cliniquement mort, le vampire (et les puissances économiques qu’ils métaphorisent) entre alors en réhabilitation. Dans un même temps où l’on voit la haute finance cesser d’être perçue comme maléfique, le vampire se dépouille de ses oripeaux surnaturels et métaphysiques pour devenir, chez Martin comme chez Charnas, un prédateur naturel, inscrit dans l’ordre darwinien des choses. Dans Riverdream, Damon Julian, le « méchant » vampire, ne tient pas un autre discours — les financiers se réclamant d’un darwinisme social qui ne serait, pour eux, qu’une heureuse fatalité. Les vampires de Stephenie Meyer cherchant à contrôler leur soif, à l’instar de Joshua York dans le roman antérieur de Martin, entrent alors en résonance avec les discours ultralibéraux prétendant que le capitalisme ne peut que profiter à tous.
Les vampires existent, bien sûr. Et nous en connaissons tous, nous les fréquentons au quotidien à l’instar des fantômes… Mais, alors que les fantômes nous sont propres, sont en nous, sont ce qui reste quand la chair n’est plus, les vampires sont des autres, à moins que nous n’en soyons nous-mêmes un. Pas étonnant, dès lors, qu’il s’agisse de créatures infernales puisque l’enfer, c’est les autres. Pour la psychanalyse, le vampire est la métaphore de l’hystérique. Celle des casse-pieds, des voraces, des emmerdeurs dont nous pouvons, sans même le savoir ni nous en rendre compte, faire partie ; celle de tous ces gens à l’économie libidinale pathologique qui nous bouffe notre temps et notre énergie, notre libido. Dont le sang, fluide vital, est une remarquable et très forte métaphore. Le vampirisme se conçoit dès lors comme névrotique mais sa forme moderne ne renouvelle pas l’approche psychanalytique. Il ne semble pas que dans Riverdream, Joshua York tienne à ramener quoi que ce soit à la lumière du jour, à la surface, pas même le Peuple de la nuit. Le but de la cure est bien présent : restaurer une économie libidinale saine. Damon Julian, qui se complaît dans son pathos, peut incarner les mécanismes de résistance. Si le vampire n’est plus un être surnaturel mais un prédateur victime des contingences qui font de lui ce qu’il est, faut-il accepter ces comportements de gens, plus moustiques que chauves-souris, qui dévorent nos énergies comme inhérent à la nature humaine et non point pathologiques ?
Riverdream n’est pas qu’un roman de vampires. C’est aussi un hymne formidable au Mississipi, ce fleuve dont la source, en altitude absolue (par rapport au centre de la terre et non au niveau de la mer), est plus basse que l’embouchure. Fleuve qui est à l’Amérique ce que la Volga est à la Russie ; qui, au XIXe siècle, avec ses affluents, faisait figure de système sanguin pour l’économie de Saint Paul à la Nouvelle-Orléans. C’était l’âge d’or de la vapeur comme celui du fleuve. Aujourd’hui, on ne voit plus guère de tels bateaux, diesel, que sur le bassin de l’Amazone où la route et le fer n’ont pas encore supplanté les voies fluviales. Martin s’est servi du vampire pour faire revivre le temps d’un livre toute la magnificence et l’esprit d’une époque à jamais révolue. Il est parvenu, mêlant le fleuve et le sang, à renforcer l’un de l’autre avec tout le brio qu’on lui connaît. Nostalgie mélancolique pour ces vapeurs disparus et ces vampires prédateurs qui disparaissent comme tigres et grizzlys, ne survivant plus que dans notre ombre…