À presque soixante-dix ans, et après avoir donné à la S-F bon nombre de ses pierres d'angle (de L'Oreille interne à Les Monades urbaines en passant par Les Ailes de la nuit ou Trips), un auteur consacré comme Robert Silverberg pourrait sans problème se reposer sur ses lauriers et aligner les ouvrages mineurs. Personne ne lui en tiendrait rigueur.
Seulement voilà. Pour notre plus grand bonheur, notre auteur n'a jamais préféré aller au plus simple et au plus facile. Et, en bon Grand Maître, il continue de poser des questions extravagantes qui changent la manière dont ses lecteurs peuvent ensuite voir le monde autour d'eux.
Cette fois-ci, la question qu'il se pose est du genre qui fonde l'uchronie ; c'est une question en « et si… ? ».
Et si rien n'était venu mettre un terme à l'Empire romain ?
Et si le Christ n'avait pas suscité l'apparition d'une religion conquérante, politiquement dominatrice, simplement parce que Christ il n'y avait pas eu ?
Et si, de son côté, un certain Mahomet était mort trop tôt pour que l'islam se développe ?
Roma Æterna explore mille cinq cents ans des conséquences d'une domination de l'Empire romain sur le monde entier. Si, de loin en loin, le lecteur aperçoit des personnages connus comme Marc-Aurèle, Caligula, Trajan ou Auguste, entre autres, le récit fait adopter à qui le suit un point de vue d'historien à la fois fasciné par ce qu'il découvre en général et impliqué dans les évènements particuliers. De même, surgissent ici et là des choses familières : invention de l'imprimerie et de l'automobile, découverte de l'Amérique, utilisation de téléphones, d'ascenseurs…
Mais les objets et les faits « rassurants » parce que banals dans notre univers ordinaire ne servent qu'à rendre le dépaysement plus radical, et plus suspecte encore la banalité même de ces objets et faits. Avec une culture et une habileté de vieux sage, Silverberg nous entraîne dans une vertigineuse exploration de l'Histoire et du réel qui, après 400 pages de pur plaisir, laisse pantois et ravi.
On connaît des auteurs débutants qui se contenteraient de beaucoup moins.