Anubis et Osiris se partagent la domination de l'univers connu. L'un est le seigneur de la Maison des Morts, l'autre de la Maison de la Vie. Entre ces deux royaumes s'étendent les Mondes Intermédiaires où vivent les mortels. Or, Anubis a un compte à régler avec un certain Prince qui fut mille, réfugié quelque part dans ces territoires. Il dépêche un envoyé du nom de Wakim pour le détruire. Osiris, qui a vent de l'opération, mandate son fils, le dieu Horus, pour accomplir la même tache.
Dans cet ouvrage dédié à son ami Delany, postérieur à Seigneur de lumière, Zelazny se livre à la fois à un exercice de relecture de la mythologie égyptienne et à une expérimentation littéraire. Séquences romanesques, dialogues de théâtre et poésies forment un patchwork narratif déroutant. La new wave bien sûr est passée par là.
La première moitié du livre se dévore d'une traite. On admire la scène initiale se déroulant dans la Maison des Morts, et notamment la danse des trépassés qui évoque le clip de Thriller avant la lettre, ou encore le combat temporel entre Wakim et le Général d'Acier (un cavalier d'acier) — qui préfigure un passage d'Hypérion de Dan Simmons.
Malheureusement, la suite de l'intrigue se perd dans un carrousel cosmique difficile à appréhender. De nouvelles entités surgissent brutalement de nulle part, Wakim se révèle être un dieu amnésique, et devient paradoxalement un personnage secondaire au mépris de toute règle romanesque… Au terme de la lecture, les dieux de Zelazny nous semblent bien lointains. Comme si l'écrivain avait jeté en vrac sur la table tous les matériaux d'un puzzle non reconstitué. Cependant, dans American Gods, dédié à l'auteur d'Ambre, Neil Gaiman se souviendra du Général d'Acier en rédigeant une scène délirante où des divinités à forme humaine enfourchent des chevaux de foire dans un site sacré pour retrouver leur apparence première !
Malgré ses imperfections, Royaumes d'ombre et de lumière ne manque pas d'exercer une attirance sur le lecteur. Comment l'expliquer ?
Ce roman, à l'instar de Seigneur de lumière, par exemple, est tout d'abord un théâtre des rêves. Plusieurs éléments nous y invitent : la discontinuité de la narration, l'émergence impromptue de personnages pittoresques mais sans épaisseur psychologique, des situations dramatiques mais sans contenu émotionnel véritable, et enfin une topographie inexistante. Bien entendu, l'épopée de Wakim s'inspire très librement du Livre des morts. Mais nous tenons peut être là un des secrets de fabrication des textes de Zelazny, à savoir que les objets narratifs (situations, personnages) sont constitués d'images mentales, ce qui en fait leur force et leur faiblesse.
Dans le même ordre d'idée, Royaumes d'ombre et de lumière peut s'interpréter comme le récit d'un conflit psychique (Jean-François Jamoul et Yves Frémion utilisent le terme de voyage mental), thème déjà abordé dans Seigneur de lumière.
Théâtre des rêves, Royaumes d'ombre et de lumière est également un exercice de style étonnant, l'œuvre d'un poète doué qui aurait pris les habits occasionnels de romancier, même si ses audaces stylistiques ne s'accordent pas toujours à son sujet.
Qu'on en juge :
Poésie épique : « Oyez la clameur qui monte de Bliss : ce sont des cris qui retentissent dans la foire de la Vie. »
Poésie intimiste : « Entre vous et moi, / Les mots, / Comme du mortier, / Séparant, soudant entre eux / Ces éléments de cette structure qui est nous. »
Poème en prose : le chapitre intitulé « Le réveil de la sorcière Rouge ».
De ce roman passionnant, mais inégal, on retiendra un exercice de style où surgit par fragments une espèce de magie.