Jacques MARTEL
MNÉMOS
261pp - 20,00 €
Critique parue en octobre 2008 dans Bifrost n° 52
Voici l'archétype du parfait roman d'apprentissage. Le présupposé historique donne de la profondeur à une fresque parfaitement imaginaire. Dans cette recréation mâtinée de Dumézil, Jacques Martel déroule une trame quelque peu convenue. Jarl est le fils adoptif d'Arkhai le brûlé, khan des nomades de la Grande Aride. C'est un guerrier né, que sa mère Isara veut protéger d'une prophétie sanglante. Pour l'éloigner des armes, elle l'envoie étudier dans une cité de l'empire de l'Amer. Mais l'empire est un système tyrannique qui finit par menacer les terres ancestrales de la horde. Quand le khan Arkhai est emprisonné, Jarl prend conscience de sa destinée : il doit devenir le Dayntsch Amia, celui qui apporte la victoire, pour mener les clans contre les légions de l'envahisseur.
L'intrigue balance alternativement entre deux lignes directrices.
La plus intéressante suit l'enfance de Jarl et les menées d'Isara. Elle a fui son passé et ses visions. Un jour, elle s'arrête intuitivement dans la caravane du marchand Méroé, qu'elle a peut-être déjà croisé quand elle était prêtresse de l'empire. Premier signe qu'on ne peut pas se soustraire au destin. Peu de temps après, Méroé meurt de la main d'Arkhai, Isara devient la neuvième épouse du khan, et pour Jarl les années de formation commencent, sous le regard bienveillant de quelques belles figures initiatiques (dont celle du mystérieux Hoplite). La voie du guerrier — et de l'amour —, on s'en doute, sera longue et parsemée d'écueils.
Parallèlement, on découvre un Jarl adulte, à la veille de la grande bataille qui s'annonce contre l'empire. Empire qui n'a rien à envier à son inspirateur gréco-romain en matière d'acculturation forcée et de cynisme politique. L'un de ses représentants les plus efficaces, le gouverneur Jonas, est aussi l'un des plus amers. Du fond de son désespoir il ne rêve que d'effacer l'affront d'une ancienne duperie et de retrouver son amour de jeunesse ; il passe sa rage en conquêtes et en exactions. C'est lui qui a mis Arkhai sous les verrous. Le drame se noue autour de la tentative de libération du khan, de la question des origines de Jarl — et du choix cornélien que le destin risque de lui imposer.
L'auteur aime, en fond de sauce, à croiser références et déférences, géographiques, historiques et littéraires. Il apporte à ses descriptions (paysages, peuples) une précision de documentaliste maniaque. Les clans de la Grande Aride sont clairement asiates, même s'ils ont des noms d'amérindiens ; les cités imaginaires de l'empire recouvrent d'autres cités réelles de l'ancienne Babylone ou d'Anatolie. Il y a un écrivain qui rappelle Hérodote, des dieux tout droit tombés de Sumer, des digressions (sur la nature des Héros, sur le sens des mythes) platoniciennes. L'ambiance est archaïque, le style propre à restituer les images telluriques d'une antiquité finissante.
Martel arrive à produire un curieux syncrétisme, avec plusieurs niveaux d'intrigues — guerre contre l'empire, conflit sous-jacent entre divinités, conflit des origines pour Jarl, quête initiatique, énigme du Hoplite — qui finissent par se fondre plus ou moins habilement. Deux bémols toutefois. Le texte, parsemé de coquilles, aurait mérité une relecture attentive (p. 65 par exemple : « ses cheveux d'un noir de geai » [c'est moi qui souligne]). D'autre part, à force de courir plusieurs lièvres à la fois, il arrive que le roman manque de souffle : les chapitres consacrés à Jarl adulte s'épuisent en ambassades, jeux, assemblées diverses, mais la grande baston attendue ne se concrétise jamais (promis, c'est pour le tome 2). Pour paraphraser un des protagonistes : « trop d'apprentissage, pas assez de coups ». Malgré ces petits défauts, l'aventure de Jarl Dayntsch Amia se lit sans déplaisir.