Jeanne-A DEBATS
GRIFFE D'ENCRE
256pp - 16,00 €
Critique parue en octobre 2010 dans Bifrost n° 60
Jeanne-A Debats a été l’une des principales révélations de 2008 avec La Vieille Anglaise et le continent, novella qui a raflé à peu près tout ce qui se fait en matière de prix, du Rosny Ainé au Grand Prix de l’Imaginaire en passant par le Julia Verlanger. Depuis, ceux qui voulaient poursuivre leur découverte de cet auteur ont dû se tourner vers la littérature jeunesse, où sont parus ses premiers romans. Citons en particulier EdeN en sursis (2009), joli planet-opéra écolo dans l’esprit de Cette Crédille qui nous ronge de Roland C. Wagner, et La Ballade de Trash (2010), roman post-apocalyptique très noir, tous deux publiés chez Syros.
Stratégies du réenchantement est un recueil de huit nouvelles proposant une belle variété de ton et d’inspiration, de la comédie noire de « Saint-Valentin » et son ogre tueur en série à l’univers oppressant de « Privilèges insupportables » en passant par la S-F pure et dure de « Fugues et fragrances au temps du Dépotoir ». Néanmoins, au-delà de cette diversité affichée, il se dégage de ces différents textes une indéniable cohérence.
Jeanne-A Debats se focalise le plus souvent sur un petit groupe d’individus, de la cellule familiale à la communauté restreinte, confrontés à un environnement hostile. « Aria Furiosa » met en scène Orlando, chanteur d’opéra castrat, et son proche entourage (son amant et une ancienne danseuse de ballet devenue sa domestique et amoureuse de lui), dans le Paris occupé de la Deuxième Guerre mondiale. Malgré les relations conflictuelles qu’ils entretiennent en permanence, le trio a trouvé au sein de l’hôtel particulier qu’ils occupent le moyen d’échapper au monde qui les entoure, jusqu’à ce que celui-ci fasse une irruption brutale dans leur univers et les oblige à réagir.
« Privilèges insupportables » et « Gilles au bûcher » ressortissent à la S-F post-apocalyptique, où la planète est devenue un désert radioactif invivable et où les derniers représentants de l’espèce humaine survivent dans un milieu artificiel offrant des conditions de vie plus ou moins pénibles. Dans le premier cas, l’oxygène dont dispose chaque habitant est strictement rationné, le confort individuel s’effaçant au profit du bien collectif. Dans le second texte, Jeanne-A Debats part d’un postulat assez curieux en mettant en scène un personnage historique, ou plutôt l’une de ses incarnations que la culture populaire a répandues, et en faisant de lui, plusieurs siècles après sa naissance, le sauveur de l’humanité. Un sauveur pas vraiment désintéressé, puisque son but premier est de garder à portée de main de quoi assurer sa subsistance.
« Fugues et fragrances au temps du Dépotoir », assurément le texte le plus fascinant du recueil par la complexité et l’originalité de son univers, décrit le combat de tous les instants que les derniers occupants d’une station spatiale mènent pour conserver leur mode de vie, face à un ennemi qui n’a d’autre but affiché que de leur proposer un monde meilleur. Marginaux et heureux de l’être, les héros de ce récit n’ont aucune envie de céder aux sirènes d’une norme qu’on tente de leur imposer.
Face aux difficultés du quotidien, il peut être tentant de vouloir transformer le monde, de le rendre plus supportable. C’est le choix que fait la narratrice de « Saint-Valentin ». Il faut la comprendre : être mariée à un ogre tueur en série n’est pas facile tous les jours, et tomber sur un elfe bleu ligoté dans le frigo quand on voulait juste y prendre une brique de lait peut finir par lasser. Sauf que, confrontée aux tracasseries et aux petites humiliations quotidiennes d’une existence « normale », elle aura très vite fait de regretter sa vie d’autrefois et fera tout pour la retrouver.
Le cas d’Absal, le personnage principal de « Privilèges insupportables », est sans doute le plus représentatif de l’inutilité d’agir sur une vaste échelle. Enfant de révolutionnaires qui ont mis à bas le système politique qui leur était imposé pour en mettre en place un autre, plus égalitaire, il est bien forcé de constater que sa situation n’est pas meilleure que celle de ses parents, bien au contraire. Un point de vue égoïste, certes, mais que ses conditions de vie précaires viennent lui rappeler en permanence. Pour y remédier, Absal ne trouve d’autre solution que d’enfreindre les lois de la communauté, et au final de briser l’un des tabous les plus profondément ancrés dans notre inconscient. Une monstruosité altruiste, seule manière de se libérer de ce monde cauchemardesque.
Ou alors, quitte à changer le monde, autant le faire de manière radicale et définitive, comme dans « Nettoyage de printemps ». Sauf que du coup, au bout de trois pages, il n’y a plus d’histoires à raconter.
A choisir, on optera donc plutôt pour ces univers oppressifs que Jeanne-A Debats excelle à décrire, même si l’espoir y est mince et que le plus souvent la mort attend au bout du chemin. Pour le narrateur de « Privilèges insupportables », pour le personnage central de « Gilles au bûcher », cette mort, choisie, constitue un sacrifice libératoire devant permettre à leurs enfants de vivre. C’est également le cas du narrateur de « Stratégies du réenchantement », victime d’une variante du sida le privant de toute émotion, témoin insensible de tout l’amour que lui porte sa fille.
Dans d’autres cas, le sacrifice que l’on consent n’a d’autre but que la vengeance, comme dans « Paso Doble », nouvelle située dans le même univers que « La Vieille Anglaise et le continent », où l’un des personnages principaux renoncera à son humanité pour châtier l’assassin de son frère.
Chacune des huit nouvelles de ce recueil est méticuleusement agencée et s’appuie sur une écriture limpide, un contexte parfaitement cerné et une galerie de personnages dépeints avec une acuité rare. Si cela ne suffisait pas à vous convaincre des talents de Jeanne-A Debats, je vous renvoie à la postface de Jean-Claude Dunyach, aussi laudative que pertinente. Et Dunyach faisant l’éloge d’une nouvelliste, c’est un peu Pelé remettant le Ballon d’Or au footballeur de l’année, ou Kim Jong-Il décernant le Grand Dictator Award 2010. En matière d’adoubement, on ne fait pas mieux.