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Les critiques de Bifrost

Critique parue en mai 2008 dans Bifrost n° 50

Dernière livraison d'Andrevon en Folio « SF », Sukran avait rapporté à son auteur le Grand prix de la S-F française (ancêtre du GPI) en 1990. Que vaut ce roman dix-huit ans après ?

Eh bien il a excellemment vieilli. Peut-être s'est-il même bonifié avec le temps, comme un grand cru.

Roland est un démobilisé de la rapide débâcle de la croisade anti-islamique européenne. Revenu en France, il a rejoint les rangs des millions de chômeurs. Il vivote en chantant à la terrasse des rapid-foods de Marseille. Marseille, qui a d'ailleurs bien changé. Menacée par la montée des eaux, la ville est plus bigarrée que jamais — près de la moitié de la population y est d'origine maghrébine. Les frontières sociales, entre quartiers populaires et quartiers riches, y sont d'ailleurs plus visibles que jamais. C'est justement dans un de ces quartiers populaires que Roland va se faire remarquer par un certain Potemkine, jeune skinhead. Il va présenter notre démo à son patron, Eric Legueldre. Ce dernier est le richissime dirigeant de Nord/Sud, une société de technologie de pointe qui commerce sans complexe avec l'ennemi d'hier. D'abord embauché comme vigile, Roland va vite grimper les échelons. Et c'est en grimpant qu'il va comprendre certaines choses, à commencer par les sombres magouilles du boss…

Le roman se divise en trois parties, qui résument parfaitement la progression du livre. Leur titre explicite a d'ailleurs tendance à éventer le suspense. Les connaisseurs du polar y verront peut-être un clin d'œil au Nada de Jean-Patrick Manchette. Car en fait, il n'y a pas vraiment de suspense. Le lecteur est en avance sur Roland, et comprend bien vite l'enjeu du roman. Tout le plaisir réside à voir marcher la mécanique remarquablement huilée qu'Andrevon a soigneusement agencée dans Sukran. Le bougre sait d'ailleurs s'y prendre quand il faut relancer son roman. En effet, Roland découvre le fin mot des magouilles aux deux tiers du bouquin. La troisième partie, que l'on aborde en la pensant superflue, se révèle finalement la plus palpitante, la plus haletante, jusqu'à une fin parfaitement réussie.

Sukran est plutôt un mélange réussi d'anticipation, de roman d'espionnage et, surtout, de polar hard-boiled. Le coté thriller de la quatrième de couverture semble plutôt destiné à surfer sur la vague du genre qui déferle sur l'Hexagone. Pour s'en convaincre, il suffit de voir la reconversion de notre star hexagonale de la fantasy dans le thriller. Henri Lœvenbruck, (las de Gallica ?) nous a torché écrit un thriller ésotérique avec autant de constance dans l'opportunisme l'opiniâtreté et la médiocrité le talent qu'on lui connaît.

On retrouve donc chez Andrevon la plupart des ingrédients d'un bon polar hard-boiled. Une écriture behavioriste, qui rejette toute psychologie. Un personnage principal relativement solitaire, confronté à la saloperie humaine. Il est assez lucide pour savoir qu'il n'y changera rien ou presque, mais il ne s'y résignera pas pour autant. Le coté anticipation est lui aussi très réussi. Outre la montée des eaux, le contexte diplomatique et militaire qu'il décrit correspond assez bien au monde délétère de l'après 11 septembre. À ceci près qu'il s'agit de l'Europe dans le roman. Mais peut-être avait-il en tête la crise de Suez ?

Roman majeur, servi par une écriture fluide et diablement prenante, Sukran est une très bonne pioche parmi les pépites que recèle encore le fonds « Présence du futur ». Souhaitons néanmoins ardemment que Folio « SF » mène une véritable politique de réédition d'Andrevon, sans se limiter aux plus connus. Car il y a pas mal de très bons bouquins parus autrefois en « Présence du futur » ou ailleurs qui gagneraient à être réédités. À commencer par ses meilleurs recueils de nouvelles… Sans oublier l'un de ses meilleurs romans, Le Désert du monde. Mais ne boudons pas pour autant notre plaisir, et fêtons comme il se doit cette réédition amplement méritée.

Olivier PEZIGOT

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