James Graham BALLARD
FAYARD
425pp - 21,05 €
Critique parue en juillet 2010 dans Bifrost n° 59
En s’intéressant aux psychés mutantes de microcosmes bourgeois dans des environnements hyperfonctionnels en vase clos, où loisirs et intimité sont aliénés par les normes sociales en vigueur, La Face cachée du soleil amorçait en 1996 un nouveau virage — auparavant annoncé par des textes plus courts comme Sauvagerie — de l’œuvre ballardienne. Quatre ans plus tard, son livre jumeau, synthèse explosive de la plupart des grands thèmes de l’auteur, enfonçait le clou, et transposait lui aussi I.G.H. dans la postmodernité, avec son horizontalité diffuse.
Cette fois, c’est Eden-Olympia, technopole située sur les hauteurs de Cannes et inspirée de la Sophia-Antipolis niçoise, qui fournit le cadre du roman. C’est dans ce vaste complexe scientifique expérimental réunissant chercheurs et habitations, et permettant une disponibilité professionnelle optimale, que l’homme nouveau, puissant de corps et d’esprit, est élaboré. Mais c’est également ici qu’un drame impensable a eu lieu : le sage professeur Greenwood, un homme sans histoires, a tué sept personnalités du complexe avant de se donner la mort. Comment, dans cette perfection de luxe, de propreté, de services et de cerveaux, a-t-il pu être atteint d’une telle folie meurtrière ?
Forcé à l’inactivité par un malheureux accident d’avion, et marié à Jane, une chercheuse nouvellement nommée à Eden-Olympia, Paul Sinclair profite de son temps libre — une anomalie à Super-Cannes — pour éclaircir l’affaire. Il découvre au fil de ses investigations la face cachée d’Eden-Olympia : privés de liberté par l’autosuffisance du parc d’activités, les résidents semblent avoir développé un nouveau type de loisirs, motivé avant tout par le besoin impérieux d’évacuer les tensions, exacerbées par l’organisation du complexe. Autrement dit, ces sommités intellectuelles ont recours à la violence — voire à la barbarie — comme palliatif, et multiplient les ratonnades, viols et autres vandalismes. La psychopathologie y agit comme une thérapie de groupe : les hommes se défoulent en bandes, avec une brutalité inouïe, et la vie d’une poignée d’individus ne vaut rien face à la pérennité de la communauté.
Ballard insiste avec une grande subtilité sur les descriptions des lieux, leur donnant vie par métaphore ou métonymie ; de cette manière il redonne au corps sa réalité charnelle, mise à mal par un environnement trop normé, trop aseptisé : les blessures abondent dans Super-Cannes, généralement bénignes, mais révélatrices de ce besoin intense d’exister par-delà les conventions sociales. Et celle de Paul Sinclair, qui l’empêche de voler, l’empêche aussi de rêver, de s’évader de la prison dorée d’Eden-Olympia, monde clos plus aliénant encore que l’Estrella de Mar de La Face cachée du soleil, plus dangereux que les I.G.H., et infiniment plus effrayant que les cataclysmes du Quatuor de fins du monde évoqué plus haut.
[Lire aussi l'avis de Jean-Pierre Lion dans le Bifrost n°24.]