[Chronique commune à Un ennui don presque mortel et Black Out.]
En disant « ennui », on exagère quelque peu. Le livre n’est pas à proprement parler ennuyeux, il ne tombe pas des mains, il se lit. Il est seulement dépourvu du moindre intérêt. Bien qu’il se lise vite, on n’en éprouve pas moins, et de manière fort aiguë, la sensation d’avoir perdu son temps.
L’histoire. En deux phrases. Alors que ses parents sont en vacances, Marie découvre un ado doté du pouvoir de télékinésie, en cavale, planqué chez elle et qui a tous les flics et barbouzes du monde à ses basques. Il l’entraîne plus ou moins malgré elle dans un rail movie à travers l’Allemagne, de Stuttgart à Dresde, au cours duquel d’otage elle finira amoureuse. Passons sur le syndrome de Stockholm… Morale de l’histoire (comme à la fin des fables de La Fontaine) : passe ton Bac d’abord et quand tu seras majeure tu feras ce qu’il te plaira…
Le titre, enfin. Ce bouquin n’a rien de mortel. Ce n’est pas le thriller qui tue. Nathan ne veut tuer personne et ses poursuivants tiennent à le prendre vivant. Jamais sa vie n’est menacée.
Ça laisse franchement dubitatif. Qu’est-ce qui peut bien intéresser les ados là-dedans ? L’histoire d’amour fleur bleue grave qu’on sent venir d’aussi loin qu’un cadavre de trente jours en plein soleil ? Le seul morceau de bravoure dans tout ça est à la page 98, quand Marie traite Nathan de monstre, mais le soufflé retombe bien vite. En tout cas, difficile de croire que ce genre de livre contribue un tant soit peu à faire devenir adulte un quelconque adolescent. Cette littérature avec des héros à leur image flatte peut-être leur ego, en général assez largement dimensionné, mais le rôle de la littérature n’est-il pas au contraire de leur proposer des modèles adultes probablement moins affriolants ? Bref…
Avec Black Out, Andreas Eschbach nous livre un techno thriller également juvénile qui orbite autour de l’idée de Singularité. Son concept n’est pas l’apparition d’une intelligence artificielle, mais la mise en réseau des cerveaux humains par le biais d’une interface directe reliant l’encéphale à Internet. Rien de neuf en soit, mais, dans ce roman, l’interface directe entre l’homme et la « machine », en fait l’infosphère, cesse d’être un simple outil. Eschbach en fait une sorte de projet, de but eschatologique, une sorte d’anti-Graal. Ici, l’interface directe aboutit, via Internet, à un gestalt de l’ensemble des cervelles connectées qui est présenté comme une sortie de l’humanité. Dans ce livre, ce gestalt s’appelle la Cohérence. Elle est omnisciente, omniprésente et omnipotente. Ses attributs confinent au divin même si l’auteur n’aborde à aucun moment cette idée.
Il n’y a plus d’individus dans la Cohérence. Les êtres y fusionnent. Chacun entend, voit, sent par les sens de tous les autres. Ils disposent du savoir de tous les autres connectés. C’est un concept extrêmement intéressant dans la mesure où des recherches sont menées dans cette direction par divers laboratoires à travers le monde. A l’origine, ces recherches sont faites dans un but thérapeutique. Il s’agit de rendre leurs possibilités d’action à divers handicapés. But tout à fait louable en soit. Mais chacun sait que l’enfer est pavé de bonnes intentions. C’est le message que ne cesse de vouloir faire passer l’un des personnages, Jeremiah Jones, dans sa croisade pacifique anti-technophile plutôt que technophobe. L’équipe qui fait la découverte se scinde en deux : d’une part Linus, celui qui veut appliquer ; de l’autre ceux qui souhaitent faire machine arrière — le Dr Connery et James Kidd.
Road movie cette fois, à travers les Etats-Unis. Trois ados, Kyle, sa sœur Serenity et un autre, Christopher, pirate informatique de génie à ses heures sous le nom de Computer Kid, parcourent l’Ouest américain à la recherche de leurs pères… Jeremiah Jones, celui des frère et sœur, se planque parce qu’il a été promu écolo-terroriste à la suite d’attentats qu’il n’a pas commis. Celui de Christopher a été capté par la Cohérence. Ça commence avec une pluie d’hélicos, puis ça se calme… Tout ça pour ça, est-on tenté de se dire, et ce en attendant la suite, car suite il y aura.
L’Atalante a publié ce roman d’Eschbach simultanément avec L’Entité 0247 de Patrick Lee, deux romans fort proches l’un de l’autre. Les deux sont des thrillers tournant autour du concept d’omniscience, qu’il s’agisse de la Cohérence ou du Chuchoteur (dans le roman de Lee). Or, en SF, l’omniscience reste toujours difficile à manipuler même pour des auteurs talentueux. Les deux livres, au demeurant honorables, finissent sur le même genre de flop : la montagne accouche d’une souris.
On comprend aisément que la perte d’individualité induite par la fusion dans la Cohérence fasse peur et que l’individu lut-te pour y échapper, car cela s’apparente à une forme de mort, de néantisation. L’auteur semble prendre position contre d’une manière viscérale, mais l’avenir de l’humanité ne passe-t-il pas justement par là ? Dans une sorte d’idéal absolu du socialisme ? Eschbach shunte le débat eschatologique et épistémologique qui s’impose en la matière. Vivante, la Cohérence est aussi une structure dissipative qui se maintient loin de l’équilibre en consommant de l’énergie ; elle devrait évoluer selon une recherche d’efficience de manière à se préserver tout en réduisant sa consommation énergétique. Imaginez ce que cela impliquera… Combien faut-il d’humains pour maintenir le gestalt cohérent ?
Sans casser trois pattes à un canard, Black Out est bien supérieur à Un don presque mortel. La Cohérence et son origine sont un concept intéressant et la construction s’avère sympa et bien amenée. Le roman est d’une lecture plaisante.