Julie PUJOS, Robert SILVERBERG
FOLIO
304pp - 8,90 €
Critique parue en janvier 2008 dans Bifrost n° 49
« Les gens ont besoin les uns des autres. Pour s'entredévorer, aussi bien. »
Robert Silverberg résume ainsi, en postface, sa nouvelle « Les Mouches » de l'anthologie bavarde d'Harlan Ellison Dangereuses visions. Ce court texte tourne autour de Cassiday, un astronaute capturé par des extraterrestres qui décident d'opérer sur lui des améliorations afin de le rendre « plus réceptif aux sentiments de [ses] semblables ». De retour sur terre, il va expérimenter ces nouvelles capacités auprès de ses proches et ainsi goûter leurs souffrances.
Silverberg reprend ce point de départ dans Un Jeu cruel, en dédoublant le personnage de Cassiday : Minner Burris, l'astronaute reconstitué, devenu un monstre aux yeux de ses semblables, et Duncan Chalk, un magnat de l'industrie du spectacle qui se nourrit des émotions d'autrui. Chalk hérite du pouvoir de Cassiday — le vampirisme. Burris de sa malédiction — l'isolement. Entre eux, Silverberg introduit un autre être isolé : Lona Kelvin, une jeune ingénue, la vierge aux cent bébés nés in vitro.
L'intrigue est simple : Chalk espère que la confrontation entre deux êtres de souffrance — Lona et Minner — va donner lieu à un divertissement de télé-réalité rentable, tout en le nourrissant de nouvelles sensations exquises. Il organise donc leur rencontre et leur lune de miel stellaire, le tout sous les feux des caméras.
À l'instar des « Mouches », Un Jeu cruel se dévoile peu à peu comme un roman sur le besoin des êtres à s'entredévorer. Ce postulat ne s'appuie pas uniquement sur le don surnaturel de Chalk mais aussi sur le vampirisme psychique inné de l'humain ; sur sa capacité à rechercher et provoquer la souffrance. Ainsi, la relation Burris/Kelvin s'inscrit comme un jeu de cactus où chacun y va de son épine pour faire souffrir l'autre (le titre américain du roman est Thorns, épines). La souffrance de l'autre devient un moyen d'évacuer sa frustration, sa propre souffrance.
Silverberg se sert de Chalk, de l'utilisation de cette relation conflictuelle en divertissement populaire, pour étendre ce vampirisme à une plus vaste audience. Le public se nourrit du sang qui jaillit de ces piqûres d'épines. Il n'est pas venu voir/goûter une histoire d'amour entre deux êtres télégéniques, mais il est venu les voir/goûter leurs souffrances. Un Jeu cruel s'inscrit donc comme un roman cruel mais aussi dangereux au sens où Ellison l'entendait. Silverberg utilise la science-fiction, et son cortège d'extravagances — ce sera un des derniers romans de l'auteur encore empreint de l'héritage de l'Age d'Or — pour pousser à son paroxysme ce culte de la souffrance, du cannibalisme intra-espèce. Elle lui permet d'imaginer des souffrances toujours nouvelles. Toujours plus intenses.
Silverberg met en perspective et sur une croix la société humaine et son goût du spectacle permanent (en historien appliqué, il n'a pas oublié les jeux du cirque romains), ainsi que l'instinct de chaque être à causer du tort, avec ou malgré lui.
Ce type de conflit relationnel deviendra une base de départ récurrente des œuvres à venir de Silverberg — ses héros s'interrogeant en permanence sur leurs relations aux autres et sur leurs manières de les affecter. Silverberg se met également en danger et inscrit de fait sa science-fiction comme une littérature définitivement dangereuse (cf. la postface susmentionnée : « Aucune excuse n'est offerte. Aucun alibi. Rien qu'une histoire, une vue de l'esprit, une fantaisie sur les temps à venir et les autres mondes. Rien de plus. »). Silverberg met en scène ses personnages : ce n'est pas Chalk, c'est Silverberg qui trame la rencontre Burris/Kelvin. C'est lui qui perçoit leurs souffrances, et qui est le vecteur/vampire de leur retranscription vers les lecteurs — lecteurs qui n'ont sont pas moins voyeurs de ces souffrances. Chalk est autant le jouet de Silverberg que Minner et Lona sont les siens.
Cependant, au-delà de cette froideur désincarnée — et incarnée par un Burris de marbre — se trouve une échappatoire pour les personnages, les humains et Silverberg C'est ce que paraît introduire le personnage de Lona — une innocence, une naïveté. Son geste maladroit d'offrir un cactus à Minner démontre une volonté de comprendre l'autre. À l'instar du vampirisme, l'empathie est une capacité innée de l'humain. La compréhension, l'effort et l'union de Minner et Lona finiront par inverser la courbe de la destruction et se jouer du flux vampirique.
Cette compréhension mutuelle a nécessité une compréhension de soi, une acceptation de ce que l'on est afin d'accepter ce que l'autre est.
Le leitmotiv du roman, « la douleur est instructive », prend ainsi son sens : les épines deviennent la preuve de l'existence, l'affirmation de soi ; je souffre donc je suis.
Roman charnière dans la carrière de Silverberg, premier roman de sa phase sombre, écrit en dix jours, Un Jeu cruel est la première dangereuse vision long size de son auteur. Elle surpasse une genèse d'oeuvres S-F mineures (mais pas inintéressantes pour autant) et pousse l'œuvre de Silverberg vers une maturité, une prise de risques et une prise de conscience de sa fonction. Elle pose également les bases du fil directeur de ses œuvres à venir : l'acceptation du monde, des autres, de soi et du changement. En cela, Un Jeu cruel est le premier roman via lequel Robert Silverberg trouve un sens à sa science-fiction et en devient l'un des auteurs majeurs du XXe siècle.