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Les critiques de Bifrost

Voyageurs

Voyageurs

Neal ASHER
FLEUVE NOIR
360pp - 22,00 €

Bifrost n° 51

Critique parue en juillet 2008 dans Bifrost n° 51

Second roman de Neal Asher publié en France après l'excellent (et déviant) L'Écorcheur, Voyageurs reprend à son compte les pires clichés de la S-F pour — c'est désormais une habitude chez les auteurs britanniques — les adapter, les tordre, les souiller et les retourner en tous sens. Déjà vétéran de la prose rentre-dedans à base d'éviscérations visqueuses et de technique littéraire minimaliste, Neal Asher enlève les restes de ses gants (usés jusqu'à la corde par le très barré L'Écorcheur) et plonge avec bonheur ses deux mains dans la fange science-fictionnesque la plus nauséabonde. Pensez donc : des voyages dans le temps ; une post-humanité scindée en deux factions engluées dans une guerre perpétuelle ; des dinosaures remarquablement pourvus en dents ; des héros antagonistes ; des modifications génétiques ; des explosions ; des coups de feu ; des morts par centaines… le tout nappé de rares explications parfaitement grotesques censées donner un peu de poids au propos. De quoi refermer la chose en jurant de ne jamais y revenir, sauf que Neal Asher s'en moque, Neal Asher s'en tape, Neal Asher se marre. Et le lecteur avec. Car si Voyageurs fait dans le grand guignol écrit à la tronçonneuse et traduit au Prozac, force est de reconnaître que l'espace de quelques heures, le petit enfant qui sommeille en nous (cherchez bien) prend un immense plaisir à assister à cette orgie de sang, de délires, de trucs et de machins — sans entraver que dalle, d'ailleurs, mais là n'est pas le propos — avant de terminer le livre repu, la bave aux lèvres, entièrement satisfait par ce repas indigeste, mais bien fait. Ici, pas de nouvelle cuisine joliment présentée dans des assiettes carrées aux bords saupoudrés de safran, non non, du lourd, du saucisson à l'ail beurré à la va-vite, avec une bonne Stella, le tout pris au comptoir en fumant des clopes et en crachant par terre, même. Le côté défouloir de Voyageurs n'est pas exagéré. En se plongeant dans cette intrigue rocambolesque, on retourne aux sources de ce qui nous fait aimer la S-F. Un plaisir total, un vague sentiment de culpabilité et l'envie d'en lire plus, l'envie d'en lire d'autres, l'envie de ne plus jamais s'arrêter.

Bref, dans tout ce fatras éminemment bordélique, Neal Asher construit quand même son histoire (bancale, branlante, mais suffisante) et brode un scénario aussi évident que jouissif à travers différentes époques. Un avenir proche, d'abord, où une toute jeune pute shootée à tout ce qui traîne se retrouve (c'est la règle) entraînée dans un imbroglio génético-cosmique à la suite d'un accident temporel, poursuivie par un tueur fonctionnaire impitoyable et élevé en cuve, bien décidé à la descendre le plus proprement possible. C'est ici que tout dérape, puisque le rejeton monstrueux et ingrat de la future post-humanité — Cowl, qui donne son titre au livre en VO — décide d'apparaître à ce moment-là (pratique) et qu'en laissant traîner ses écailles un peu partout, il permet aux indigènes des époques traversées de se frotter eux aussi aux joies du voyage dans le temps (Romains, hommes des cavernes, chevaliers, etc, etc). C'est ce qui arrive aux deux protagonistes principaux, dont les histoires parallèles se rejoignent à la fin (après les explosions, les attaques de dinosaures et les explications que si quelqu'un les comprend, qu'il envoie un email à la rédaction qui transmettra, merci), juste au bon moment pour qu'on saisisse enfin la nature du complot et l'identité de ce mystérieux Cowl qui sème la terreur et la désolation, surtout chez ses géniteurs consternés.

On l'a compris, Voyageurs ne donne ni dans la tendresse, ni dans la subtilité. Neal Asher est un adepte de l'humour brutal et explosif, mais ne nous méprenons pas et ne croyons surtout pas que ses livres sont une synthèse premier degré du genre qui nous occupe. Car Neal Asher rejoint ses maîtres Banks et Harrison dans la déconstruction du mythe science-fictionnesque. Moins subtilement, certes, mais tout autant « déconstructeur ». Là où ses illustres collègues travaillent aux pinces et aux scalpels, Asher torture son lecture au calibre douze. Au final, c'est douloureux, certes, mais le résultat est… Comment dire ? Joli. Et très efficace. Voilà, oui, efficace.

Patrick IMBERT

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