« Certains soirs, lorsque le vent souffle assez fort pour dissiper les brumes qui voilent le Wonderland, je lève les yeux au ciel, je regarde les étoiles, je pense à ce qui aurait pu être et à ce qui est. Je me souviens de mon nom [...]. Je me souviens du monde avant moi, du monde sans moi. Les étoiles éclairent mon visage. Elles étaient plus nombreuses, autrefois. C'est ma faute. J'ai donné des ordres. J'ai signé des papiers. J'ai ouvert la voie, en sachant que personne ne pourrait la refermer. Il y avait des hommes, ici Des villes, des routes, des écoles... Tout cela a disparu. Les hommes sont devenus des rats, dans le pourrissoir du Wonderland. »
Ainsi sur cette confession sans appel s'ouvre le dernier roman de Serge Lehman, livre indépendant mais s'inscrivant dans le même univers que le cycle/collection FAUST, une série dont les deux premiers volets ont déjà été longuement chroniques dans nos colonnes.
Le Wonderland, c'est une décharge géante de trois cent mille kilomètres carrés qui, de Lille à Moscou, n'en peut plus de grossir, d'étendre ses bras tentaculaires radioactifs, une lèpre planétaire née du traitement des déchets d'un monde outrancièrement industriel. C'est dans cet univers de chaos en perpétuel changement, où se côtoient mutants, robots chasseurs d'organes humains et dégénérés de tous bords, que vivent nos trois héros, Peter, Franz et Andréa. Ces gamins, rompus à l'art de la survie, n'ont qu'une idée en tête : quitter le Wonderland pour gagner le Village, le monde protégé du rêve, de l'argent et du pouvoir, ce monde même qui a enfanté le Wonderland. Et l'échappatoire pourrait bien se présenter sous la forme de ce sarcophage déniché par Peter, un étrange container enfoui au cœur d'une montagne d'immondices et dans lequel un homme attend son heure... Parallèlement, dans l'atmosphère confinée de la station orbitale d'Enfer-Cinq, un drame se noue.
Certains pourraient juger Wonderland comme une simple séquelle, un additif au monde développé dans FAUST. Il est vrai qu'on était en droit de s'interroger sur l'intérêt potentiel d'un ouvrage à l'intrigue autonome et pourtant s'inscrivant très nettement dans un univers par ailleurs amplement décrit (on soulignera, à propos d'appartenance, que si l'intrigue de Wonderland est parfaitement compréhensible pour un non-lecteur de FAUST, elle gagne naturellement en intensité à la connaissance préalable de la susdite saga). Assurément les premières pages parcourues l'intérêt se fait évidence : le plaisir. Plaisir d'une double ligne scénaristique rondement menée, de personnages attachants, d'un monde, bien sûr, à la juste cohérence et remarquablement fouillé.
Ceci n'empêchera pas pourtant, peut-être, quelques esprits chagrins de noter que, ça et là, l'auteur se laisse aller (excès d'enthousiasme ?) à deux ou trois redondances descriptives malvenues, cède parfois à la facilité en jouant d'aventure sur de menus poncifs (les enfants perdus et le gentil président, les méchants vraiment pourris jusqu'au bout des ongles...). Qu'importe ! Serge Lehman, qui a trente-deux ans se passe aisément de toute présentation, nous livre une fois de plus la preuve de son indéniable talent, ou comment entrer dans un bouquin pour ne plus en sortir qu'après avoir dévoré ses quelques centaines de pages. Un exemple que, en définitive, certains auteurs feraient bien de méditer...