Imaginez quarante mille zoulous, tout droit sortis du Natal, se ruant sur la plus puissante cité d'Occident de la fin du XIXe siècle, le Londres de la vieille reine Victoria… Argument totalement délirant, projet littéraire déjanté, un Fort Alamo à l'échelle d'une mégalopole auquel se colle ici Christophe Lambert dans son troisième livre « adulte », après le peu mémorable Les Etoiles meurent aussi en 2000 (Flammarion) et le très recommandable La Brèche en 2005 (déjà au Fleuve Noir). Une uchronie, en somme, mâtinée de fantasy africaine pour poser l'argument (dans le très court premier chapitre) d'un livre qui démarre à cent à l'heure pour ne plus décélérer jusqu'à la dernière page.
Christophe Lambert a fait ses armes d'auteur dans la belle collection jeunesse « Autres Mondes » des éditions Mango, pépinière de talents orchestrée par l'éditeur Denis Guiot au sein de laquelle notre auteur fait désormais figure d'incontournable. Doté d'un style nerveux, sans fioriture mais remarquablement visuel, Lambert est en passe de devenir l'un des raconteurs d'histoires français les plus efficaces du domaine, quelque part entre Pierre Bordage (sans le côté délayé et moraliste) et Michel Pagel.
Zoulou Kingdom est une métaphore, la rencontre brutale, destructrice et définitive, entre deux mondes incapables de communiquer : d'un côté l'Afrique, ses valeurs, ses croyances, ses archaïsmes, de l'autre l'Occident, son matérialisme et, bien sûr, son impérialisme. La Nature (incarnée par le peuple Zoulou) rencontre l'Industrialisation (personnifiée par Londres), en somme, et la Nature gagne (ce qu'elle est bien en train de faire, d'ailleurs, cette Nature, en promettant de nous foutre sur la gueule sévère dans les décennies à venir…). Un livre lourd de sous-entendus, mais conçu, comme toujours chez Lambert, à la manière d'un pur divertissement, ce qui peut parfois s'avérer frustrant.
D'un strict point de vue narratif, le roman nous place au cœur de Londres par le biais du parcours de quelques personnages centraux qui traverseront les événements. Cette narration éclatée ne s'intéresse pas aux Zoulous. Ils sont la force brute, la Nature incarnée, des manières de fantômes vengeurs qui ne s'expriment pas — l'auteur le dit d'ailleurs lui-même : « Cette histoire de ne traite pas des Zoulous. » Ils sont une force agissante, destructrice, point. C'est un choix, discutable, sans doute, mais parfaitement efficace. Zoulou Kingdom est un roman catastrophe. On suivra donc ceux qui subissent cette catastrophe, ce drôle de Blitz, les Londoniens. Les chapitres, très courts, se succèdent à un rythme effréné, et ainsi zappe-t-on d'un personnage à l'autre (les figures historiques sont nombreuses, du jeune H. G. Wells — le roman étant d'ailleurs, comme l'avoue là encore Lambert, par bien des côtés une réécriture de La Guerre des mondes — à Joseph Merrick, en passant par Karl Marx), avec pour chacun des persos une histoire propre, un but particulier (qui, pour tous, se résumera tôt ou tard à simplement survivre). La construction est donc plutôt ambitieuse, et fort bien maîtrisée.
Reste qu'on ne peut se départir d'une certaine frustration. On l'a dit, notre auteur est devenu un « faiseur » hors pair, sans conteste l'une des toutes meilleures plumes françaises. Zoulou Kingdom est un bon bouquin, un roman qui se lit avec grand plaisir, pour peu qu'on agrée avec le postulat de départ assez tiré par les cheveux (mais après tout, pas davantage que l'idée d'une invasion martienne, non ?). Pour peu qu'on oublie, aussi, quelques poncifs agaçants propres aux choix de l'époque victorienne comme toile de fond et quelques personnages un tantinet caricaturaux. Pour l'écrire, il ne fait pas de doute que l'auteur a intégré une documentation impressionnante (à ce titre, l'appendice en fin d'ouvrage, « Sources historiques et inspirations diverses », est passionnant). Un travail préparatoire considérable pour un roman qui, au final, ne sort pas réellement du tout venant du très bon divertissement. Christophe Lambert est un auteur pressé. Il va vite. Trop, peut-être. Il pose ici beaucoup de personnages. Avec talent, certes, mais certains n'en sont pas moins guère plus qu'esquissés. C'est dommage. De même, l'ensemble du matériel accumulé pour l'écriture du roman aurait pu laisser croire à davantage d'ampleur. Il ne s'agit pas de faire long par plaisir. Non. Simplement de prendre le temps de davantage caractériser, afin d'impliquer le lecteur.
Zoulou Kingdom est une tempête. On le prend en pleine tronche, ça souffle fort et on en ressort sacrément ébouriffé. Mais ce n'est pas encore un ouragan. Avec sa gestation, ses origines, ses flux et reflux, ses périodes de calmes succédant à la folie furieuse, son développement, sa vie, en somme. Alors monsieur Lambert, à quand votre cyclone ? Bientôt, sans doute.