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Les critiques de Bifrost

Critique parue en octobre 2012 dans Bifrost n° 68

Dans Les 120 journées de sodome, œuvre inachevée du Marquis de Sade dont seul le premier quart existe sous forme, disons, définitive, le duc de Blangis, son frère (évêque), le président de Curval et le financier Durcet, s’enferment dans un château de la Forêt Noire, Silling, avec leurs épouses et de jeunes enfants des deux sexes, enlevés à leurs parents. Là se déchaîneront les plaisirs les plus aboutis et les perversions les plus inouïes. Dans Salò ou les 120 journées de Sodome, probablement le film le plus éprouvant de l’histoire du cinéma, Pier Paolo Pasolini (qui sera assassiné juste après avoir achevé ce qui reste donc comme son testament) déplace l’action de la fin du règne de Louis XIV (et donc du château de Silling) à la fin du règne de Mussolini, à Salò.

Jérôme Noirez, lui, nous emmène dans un espèce de Groland banal (la capitale s’appelle Griblain), où huit collégiens de La Macle (deux heures de route depuis Griblain) sont kidnappés par les frères Blangis, Mme Curval et Mme Durcet. Et se retrouvent à Silling, sous la garde de leurs ravisseurs, de la cuisinière Fanchon, fausse infanticide, et de Guenet, vrai psychopathe violeur.

Tous les dix jours, un homme (engagé par les ravisseurs, mais ignorant tout de leurs crimes) raconte une histoire à la radio pour les enfants qui n’interviennent pas, en présence de leurs ravisseurs qui, eux, se permettent d’intervenir. Cet animateur spécialisé dans les faits divers est le papa divorcé de la petite Ninon, la crapote, dont il s’occupe à sa manière, sans doute pas parfaite, mais il n’existe pas de parents parfaits. L’école de Ninon a brûlé, ce qui n’est pas sans poser quelques problèmes.

120 journées est un livre complexe, ambitieux et en fin de compte assez obscur, où imaginaire et réalisme s’interpénètrent sans cesse (son principal défaut étant qu’on ne croit jamais à cette histoire d’animateur radio qui ne comprendrait pas à qui il s’adresse, ce qui place tout de suite le livre sur l’étagère des récits absurdes, un absurde ici très ancré dans le quotidien des parents d’élève). Si toute la partie de l’animateur radio (M. Duclos) est d’une grande puissance, avec ses morceaux de bravoure — « La combustion de tonton », l’histoire de la princesse Pneumonie et de la limnée —, la partie où l’on suit les enfants kidnappés, elle, est nettement moins percutante ; sans doute le lecteur de Sade et le spectateur de Pasolini s’at-tendaient-ils à un déluge d’horreurs. Des horreurs ? il y en a : un viol, un suicide, un crâne éclaté à coups de barre de fer, mais paradoxalement elles ne sont pas hissées très haut par l’auteur, qui leur préfère le passage d’un monde à l’autre, celui du caca-pipi-prout qui devient celui du chattes-règles-bite-enculé. L’intérêt du roman est donc dans des questions comme « qu’est-ce que l’éducation ? », « qu’est-ce que la maturité ? », « en quoi les parents ont le droit de se sentir supérieurs à leurs enfants ? », « comment accompagner ses enfants au moment de leur passage à l’adolescence ? ». Amateurs de supplices en déferlante, d’excès sexuels ou cruels, vous pouvez passer votre chemin. Noirez refuse toute surenchère, son propos est ailleurs.

Si on n’y réfléchit pas trop, 120 journées ressemble à « Another brick in the wall, part 2 », on connaît tous la chanson : « we don’t need no education, we don’t need no thought control », mais à la réflexion, ce roman est beaucoup, beaucoup plus compliqué/subtil que ça (très moral sans jamais être moralisateur). Livre puissant et entêtant, on ne pourra pas lui enlever ça, 120 journées est un roman qui souffre de quelques longueurs et redites ; une œuvre déséquilibrée, dans laquelle une petite fille, la crapote, gagne un combat à distance contre huit kidnappés et leurs médiocres ravisseurs.

Thomas DAY

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