Haruki MURAKAMI
BELFOND
533pp - 23,50 €
Critique parue en janvier 2012 dans Bifrost n° 65
[Critique portant sur les deux premiers tomes du roman.]
« Livre phénomène », « Evénement éditorial sans précédent »… Dès le quatrième de couverture, nous voilà prévenus ! Il faut dire qu’avec près de quatre millions d’exemplaires vendus au Japon, 1Q84 est un roman — en trois tomes — qui a de quoi intriguer. D’autant plus qu’il est signé Haruki Murakami, l’un des plus grands écrivains d’aujourd’hui, plusieurs fois envisagé pour le prix Nobel de littérature, et à qui on doit déjà quelques textes inoubliables : Chronique de l’oiseau à ressort ; La Fin des temps ; Kafka sur le rivage… Comment Murakami est-il devenu l’auteur d’un fulgurant best-seller aux chiffres de ventes dignes d’Harry Potter ? Et surtout, qu’est-ce que peut bien contenir 1Q84 pour expliquer un tel succès ?
Au début, tout est simple…
L’action débute au Japon, en 1984, autour de deux personnages, trentenaires et célibataires : Tengo et Aomamé. Leur unique rencontre a eu lieu pendant leur enfance et n’a duré qu’un court instant. Depuis, sans jamais avoir cherché à se revoir, ils se vouent l’un à l’autre un amour éternel. Tengo est professeur de maths. C’est un homme tranquille, réservé, qui subit sa vie plus qu’il ne la décide. Il a pourtant une ambition : devenir écrivain. Voilà qu’un éditeur lui propose de réécrire, en sous-main, le manuscrit d’une jeune fille âgée de dix-sept ans, « La Chrysalide de l’air » ; l’étrange histoire d’une fillette de 10 ans, élevée dans une secte, qui s’enfuit de sa communauté et entre en contact avec des créatures semblant venir d’un autre monde : les « Little people ». Après avoir longuement hésité, Tengo accepte. Le roman est rapidement publié, puis devient un best-seller. La vie de Tengo va très vite basculer. Car l’intrigue de « La Chrysalide de l’air » n’est-elle qu’une fiction ? Et si les « Little people » existent réellement, comment vont-ils réagir ?
Aomamé est institutrice dans un club de sport, où elle donne des cours d’autodéfense destinés aux femmes. C’est une jeune femme discrète, presque invisible aux yeux des autres. C’est aussi une redoutable serial killer travaillant pour une organisation secrète qui se donne comme mission d’éliminer physiquement des hommes coupables de violences sur des femmes. Alors qu’elle se rend dans un hôtel — pour y exécuter un homme d’affaires —, elle emprunte un escalier sur la voie express d’une autoroute. Sans le savoir, elle vient de franchir une porte, un sas spatio-temporel, d’entrer dans une autre réalité : le Japon en 1Q84. Et voilà qu’en plus on lui propose un nouveau contrat : supprimer le gourou d’une secte soupçonné de viols sur mineures…
Ensuite, le moins que l’on puisse dire, c’est que tout se complique ! Pour Tengo, pour Aomamé… Et surtout pour nous, pauvres lecteurs !
Thriller uchronique aux accents dickiens, manga sociétal, fable mystique, ode sincère à l’amour absolu et hommage revendiqué à une SF volontairement old school (Georges Orwell et son cultissime 1984, à quoi s’ajoute le thème des mondes parallèles), il y a un peu de tout ça — et bien plus encore ! — dans ce triptyque vertigineux concocté par Murakami. Un véritable maelström fictionnel, dont on se dit d’abord qu’à vouloir mélanger autant d’éléments narratifs dans un même roman, l’auteur va se perdre dans sa propre fiction, comme à l’intérieur d’un labyrinthe qu’il aurait lui-même construit. Oui, mais voilà, Murakami ne s’y perd pas. A aucun moment. Il en profite même pour se réinventer, se renouveler radicalement, tout en restant fidèle à ses obsessions. Et c’est peut-être là qu’il faut chercher la principale raison du succès sidérant rencontré par ce roman : dans ce mélange des genres assumé qui tient de la haute voltige, dans ce jonglage fictionnel incessant, hypnotique — très fortement addictif pour le lecteur — que très peu d’écrivains auraient osé. Et si Murakami dit s’être inspiré d’Orwell pour écrire 1Q84, à la lecture, c’est bien plutôt à Philip K. Dick qu’on pense : l’écrivain japonais n’a jamais été aussi proche de l’auteur d’Ubik et de Confessions d’un barjo que dans ce récit à tiroirs qui questionne en permanence la notion de réalité, de ressenti du monde réel, et qui s’interroge ouvertement sur le pouvoir de la fiction. Murakami y multiplie les rebondissements, à la manière d’une série télé (le personnage d’Aomamé, tueuse implacable qui agit au nom d’une certaine idée de la justice, fait d’ailleurs irrésistiblement penser au fameux Dexter) et multiplie les glissements d’un monde à un autre. Au lecteur d’accrocher sa ceinture ! Malgré quelques longueurs dans le premier livre — Murakami prend son temps pour installer les différents éléments de son récit —, les deux premiers tomes de 1Q84 ne déçoivent pas. C’est même un trip littéraire comme on en a rarement lu, un voyage mental chaotique, violent, transcendantal ; une initiation aux ténèbres afin de trouver la lumière. Sage et fou, zen et survolté, classique et moderne à la fois, Murakami est un écrivain unique, un véritable magicien des mots. Certains passages — surtout dans le Livre 2 — donnent parfois la sensation d’avoir été écrits dans une sorte de transe, comme si Murakami était lui-même en connexion mentale avec des univers déviants, des mondes inaccessibles au commun des mortels. La parution du troisième tome est prévue pour début 2012… ça sera dur d’attendre jusque-là !