Commençons par être désagréable. Si l’on en croit certains propos récents (sudouest.fr, le 17/08/2012), l’actuelle traductrice de Stephen King semble considérer que faire ses armes chez Harlequin tient lieu d’excellente école de traduction, ce que nous nous garderons bien de contester. Mais force est de constater qu’avoir été à bonne école ne prémunit pas contre les approximations, maladresses et autres faux-amis, et que de toute évidence, la notion de registre de langue n’est pas encore tout à fait assimilée chez ladite traductrice.
Mais pardonnons ces errements — qui seront certainement corrigés dans la version définitive (à l’heure où nous bouclons, nous n’avons eu accès qu’à un jeu d’épreuves non corrigées) —, car King conduit sa machine à voyager dans le temps de main de maître : chaos et nids-de-poule, pour agaçants qu’ils soient, ne parviennent jamais à faire oublier aux passagers la réussite de l’excursion.
Les règles du voyage dans le temps à la sauce Stephen King sont des plus simples : le départ se fait dans la réserve de la caravane où Al Templeton a installé son diner, au fond de la cour d’une usine textile désaffectée de Lisbon Falls, dans le Maine ; l’arrivée, dans la cour de cette même usine, tournant à plein régime, le 9 septembre 1958 à 11h58. Comme chaque passage remet les pendules à l’heure, chaque voyage est le premier voyage. Et peu importe le temps que l’on passe « là-bas », l’aller-retour (pour peu qu’il y ait un retour) ne prend jamais plus de deux minutes.
Voilà ce que Al, presque vaincu par la maladie, sera à même de révéler à Jake Epping, prof d’anglais au lycée de Lisbon Falls. Quelques règles d’un phénomène inconcevable, et, surtout, le fruit d’années de recherches consacrées à ce qui était devenu son grand projet : déjouer l’assassinat de JFK, le 22 novembre 1963 à Dallas. Empêcher la guerre du Vietnam. Sauver Martin Luther King. Eviter les émeutes raciales qui ont suivi. Prolonger le rêve américain, rendre le monde meilleur, peut-être…
En acceptant le défi, Jake ne s’attend pas à une tâche facile : il devra tout mettre en œuvre pour établir avec certitude la culpabilité de Lee Harvey Oswald, s’assurer que celui-ci sera bel et bien le tireur isolé qu’il prétendra être, et pas l’ultime pièce d’une machination qui bien qu’improbable, n’en reste pas moins possible. Lourde responsabilité, d’autant que même avec la possibilité de tout reprendre à zéro (chaque voyage est le premier voyage !), les cinq ans qui sépareront son arrivée dans le passé et la visite présidentielle à Dallas lui interdisent la perspective d’un coup d’essai…
Cinq ans durant lesquels Jake Epping, devenu George T. Amberson, devra surtout vivre une vie riche d’évènements et d’une multitude de choix qui, sans doute, infléchissent l’Histoire aussi sûrement que la mort d’un grand de ce monde. Cinq ans de rencontres avec ces personnages qui peuplent les meilleurs textes de King : attachants, profondément humains, et sans doute tout aussi éprouvés par la vie que par l’irruption du surnaturel. Car ce 22/11/63 n’est pas fait que de voyage dans le temps. Dès les premiers pas en 1958, une ombre s’installe insidieusement. Les règles peuvent-elles vraiment être si simples ? Ces étranges coïncidences, ces « harmonies » entre le passé qui fut et celui qui pourrait être ne sont-elles pas le signe que le passé ne veut pas être changé ?
La tension, le flou qui s’installent entre les possibles nourrissent ainsi l’ensemble du roman. De Derry, maléfique ville (imaginaire) du Maine qui était déjà le terrain de jeux du clown de Ça à Jodie, lumineux contrepoint texan (tout aussi imaginaire) où George Amberson posera un temps ses valises, King laisse libre cours à sa fascination et sa nostalgie pour une époque révolue, enluminée de modes passées, de musiques alors inédites, d’emblématiques marques disparues… Sans jamais manquer de lucidité sur la réalité d’une époque qui porte en germe les travers de la nôtre, il dévoile « son » Amérique, où l’horreur se niche entre un âge d’or impossible et le monde que connaissent et vivent lecteur, auteur et principal protagoniste.
Stephen King, qui a porté ce 22/11/63 près de quarante ans, affirme en postface se réjouir de ne pas l’avoir écrit plus tôt. On ne peut qu’abonder en son sens : ce qui en 1972 n’aurait sans doute été qu’une variation uchronique sur une « blessure (…) encore trop fraîche » est devenu quelque chose de plus grand, un roman d’une profonde maturité, à même de séduire et réconcilier fans et détracteurs : le « Grand Roman Américain » d’un géant de la culture pop.
Alors, qui a tué JFK ? King a tranché, bien sûr, mais au fond, est-ce vraiment important…?