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Les critiques de Bifrost

50° au-dessous de zéro

50° au-dessous de zéro

Kim Stanley ROBINSON
PRESSES DE LA CITÉ
492pp - 23,00 €

Bifrost n° 49

Critique parue en janvier 2008 dans Bifrost n° 49

C'est l'histoire d'une bande de primates qui jouent aux savants fous avec leur milieu naturel et finissent par le rendre invivable ; puis, une fois la catastrophe consommée, se lamentent : « Vraiment dommage, on aurait peut-être pu le sauver. »

Vu comme ça, le roman de Robinson a tout de la fable chlorophyllienne un peu cynique. C'est méconnaître l'auteur qui, tout en fustigeant l'iniquité des puissants et l'aveuglement des masses, affiche dans le même temps un optimisme surnaturel, une confiance inébranlable dans la capacité de réaction et d'adaptation du genre humain.

Alors voilà, on en est là : les pluies diluviennes du premier opus (Les Quarante signes de la pluie) ont laissé exsangue une partie des Etats-Unis ; la banquise continue de se déliter ; l'action des courants marins et atmosphériques est bouleversée ; la montée des océans raye de la carte les nations insulaires ; les sans-abri et les réfugiés se comptent par millions ; tandis qu'une vague de froid sans précédent s'abat sur tout l'hémisphère nord. Cette fois, il ne s'agit plus de prévenir le réchauffement climatique, voire un bouleversement écologique global. Le réchauffement et le bouleversement ont eu lieu ; à présent un nouvel âge glaciaire menace l'équilibre de la biosphère. « Il est clair que le problème n'est pas l'ignorance de la situation. Le problème est d'agir en conséquence de ce que nous savons. » Les survivants doivent terraformer la Terre. « C'est ce que nous faisons déjà. Le problème c'est que nous ne savons pas comment. »

Comment agir, donc ? La plupart des figures croisées lors du volet inaugural apparaissent en retraits, comme écrasées par les événements. De loin en loin, on suit les menées de Charlie Quibler pour faire élire son sénateur de patron à la Maison-Blanche. Le roman tourne autour de Frank Vanderwal, sociobiologue à la personnalité singulière. Depuis que son logement est devenu inhabitable, il s'est installé dans un arbre du Rock Creek Park, rendu aux animaux sauvages et aux marginaux de tout poil. Ce primate des temps modernes prône le retour à une vie plus simple donc plus saine, débarrassée du confort fallacieux qu'apporte la civilisation des marques, la société du design et de l'encart publicitaire. Exit jeans, téléphones portables, cartes de crédit, réflexes consuméristes. À l'instar des freegans, il fait le choix d'un mode de vie alternatif qui limite au maximum sa participation dans l'économie conventionnelle. Pour cette raison ou pour une autre, qui tient peut-être à son boulot au sein de la NSF (National Science Foundation) il est très surveillé. Sa surveillante, la femme de l'ascenseur, est aussi son amoureuse. Ecartelée entre son travail d'espionne au service d'une improbable et mystérieuse agence d'Etat, un mari espion qu'elle déteste, et des nuits passées à se bécoter dans le froid, elle traverse la vie de Frank comme un fantôme. Normal pour un homme invisible, qui a volontairement choisi le retrait.

L'avantage d'une telle posture, c'est que parfois on discerne mieux. En haut de ses perchoirs (l'arbre, la tour de la NSF), Frank a tout loisir d'observer l'agitation d'une faune de jungle urbaine livrée à la folie du climat. Obsessionnel compulsif, il décompte à toute berzingue les problèmes et les solutions scientifiques éventuelles qui permettraient de les résoudre ; il remplit des carnets de chiffres, des salles de réunion, des chèques bancaires pour financer les meilleurs projets, tout en se préparant au pire.

Dans cette fable noire — ou plutôt, d'une effrayante blancheur —, deux notions essentielles sont discutées en filigrane : contrôle et pouvoir. À la nécessité du changement s'oppose l'inertie des capitaines d'industrie, des politiques, des administrations, voire du péquin lambda, qui défendent chacun des intérêts contraires. Mais qui détient le pouvoir ? Qui contrôle qui, et quoi ? Dans une association humaine hypercomplexe, le pouvoir des puissants est limité ; et certains événements échappent à leur contrôle. Contre le prêchi-prêcha hypocrite et les rituels qui sentent le réchauffé ou le moisi, Robinson réaffirme sa confiance dans l'individu pour établir une harmonie qui pourrait être perpétuellement maintenue. Tout le monde a du pouvoir, même en petite quantité. « Les gens peuvent changer. Les gens passent leur vie à changer. Tout dépend de ce qu'ils veulent. »

Malgré ses qualités d'hypnose, le roman souffre de trois défauts.

Primo, de sa démarche un brin démonstrative ; même si, composé comme un manifeste écolo, comme un plaidoyer pour une science « éthique », l'auteur a l'intelligence de ne jamais sombrer dans la propagande et l'idéalisme béat.

Secundo, d'une certaine tendance à l'hypergraphie. « Dieu bénisse les résumés, si seulement tout pouvait être condensé, au fond, y perdrait-on grand-chose ? » La phrase, ajoutée au délicieux dialogue de la page 176, résonne comme un tacite aveu.

Tertio, la rupture que constituent les épisodes d'espionnite aiguë interrompt la ligne du récit et, au risque de paumer le lecteur, relègue toute la partie sur l'hiver glaciaire, pourtant très densément tramée et balisée, à une sorte de péripétie interchangeable. Au moment du dégel, l'histoire précipite alors sa marche comme pour en finir vite. Sans doute la volonté de l'auteur d'en garder sous le pied a-t-elle pesé dans ce parti pris scénaristique, en attendant un troisième opus avec des lendemains qui (dé)chantent.

Sam LERMITE

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