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Les critiques de Bifrost

84K

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Claire NORTH
BRAGELONNE
8,90 €

Bifrost n° 105

Critique parue en janvier 2022 dans Bifrost n° 105

Marx et Lénine l’ont affirmé, « l’État n’est qu’un instrument au service de la bourgeoisie », oubliant que, parfois, tel un Lé­viathan, il empêchait aussi les religions de se foutre sur la gueule. Vint Thatcher qui, du Léviathan, coupa ces appendices (éducation, santé, transport, aides sociales) utiles au peuple et que les deux grands anciens n’avaient pas su prédire. Dans 84K, Claire North imagine une Angleterre qui serait allée tout au bout de la logique thatchérienne, dans laquelle privatisations, externalisations et suppressions des crédits sociaux auraient atteint des niveaux tels qu’une population plongée dans une très grande misère y entrevoit (derrière des barrières) une petite élite qui en extrait sans limite la plus-value. Jus­qu’au point où même la police, la justice et la fiscalité sont passées entre les mains de la Compagnie (holding quasi métaphysique qui possède toutes « les compagnies qui possèdent des compagnies qui… », ad infinitum). Elle tient les manettes, elle fait des super profits en dégradant le service qui lui est concédé (super profits qu’elle augmente encore en détournant une partie des impôts qu’elle collecte pour l’État). Mettant l’État explicitement à son service, la Compagnie réalise ce qu’on appelle une capture du régulateur par le régulé – appliqué ici à l’État tout entier – et valide la thèse marxiste. Sans assurance privée, sans sponsoring privé, on n’est rien et on n’a aucun droit dans l’Angleterre de North ; jusqu’au droit de vivre en sécurité qui a aussi un prix. En effet, le système judiciaire est remplacé par un Bureau d’audit des crimes (où travaille Theo Miller, double littéraire du Winston Smith de 1984). On y évalue l’indemnité à payer en cas d’infraction, une indemnité qui dépend de la gravité de l’infraction mais aussi de considérations morales, des circonstances et de la valeur économique actualisée de la victime. Un pauvre, un malade, un étranger valent peu, d’autant moins quand on est assez riche pour pouvoir facilement payer. Ceux qui ne le peuvent pas, en revanche, sont condamnés au « hachoir », sorte de sweatshop moderne dont on sort aussi souvent mort ou « acheté » par un riche (à quelle fin ?) que parce qu’on a fini sa peine. Et il y a encore pire ; il faut bien se débarrasser des surnuméraires…

Miller est l’un des rouages du système. Moyen, quelconque, pas spécialement courageux, il participe à le faire tourner en fixant le montant des indemnités à payer en cas d’infraction (indemnités censées aller à la victime, mais dont les « frais de gestion » absorbent une très grosse partie). Il obéit à la règle sans état d’âme, réalisant cette « banalité du mal » que suspecta Arendt en Eichmann. Et voilà qu’un jour une ex petite amie le contacte, lui apprend, avant d’être assassinée, qu’il a une fille et que celle-ci est retenue dans une prison du Nord. Pour la première fois de sa vie, Miller décide de réagir, d’aller chercher son enfant, et accessoirement de détruire le système.

Raconté sur trois fils principaux, sur un mode proche du courant de conscience, le récit est haché par des sauts de temps, de narrateur, d’action, visibles souvent dans la mise en page même, avec sauts de ligne et interruption de phrases. Narration syncopée censée représenter sans doute l’état de con­fusion mentale d’individus qui n’ont plus de certitudes ni d’avenir clair, elle engendre une mise à distance du lecteur renforcée par l’impression tenace que North adore se regarder écrire.

Sur le fond, le roman est trop proche temporellement et trop décalé socialement pour être crédible – on pense ici au Cadavre Exquis d’Augustina Bazterrica ; il ne suffit pas d’avoir un peu lu Marx et d’être très indignée pour écrire de la bonne dystopie. Orwell racontait une dystopie qui, à peu de choses près, existait ; North imagine une métaphore de ce qui dysfonctionne dans le monde. De ce fait, l’un était terriblement crédible alors que l’autre ne tient qu’à la qualité d’une métaphore malheureusement outrée – et on ne parle même pas de la volonté « d’élimination des pauvres » qui rap­pelle les errements de Pinçon-Charlot. Enfin, détail trivial mais caractéristique, là où Smith (1984) se révoltait pour la transgression et la liberté et où Bernard Marx (Le Meilleur des mondes) voulait sortir d’un réel insupportable, Miller brave le système pour sauver sa fille, motivation caractéristique d’une époque qui vénère ses enfants mais fait, hélas, un brin film catastrophe. Un roman pour com­plétistes de Ken Loach.

Éric JENTILE

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