Women in chains
Publié le
[Critique commune à Du sel sous les paupières et Women in chains.]
Je ne ferai pas l’affront de présenter Thomas Day aux lecteurs de Bifrost. Rappelons simplement qu’il a commis une cinquantaine de nouvelles, dont certaines lui ont servi de cadre pour développer ses romans ultérieurs (La Voie du sabre, L’Instinct de l’équarisseur).
Du sel sous les paupières s’inscrit dans une démarche identique, l’auteur ayant exhumé et complété un texte paru en 1999 dans l’anthologie steampunk Futurs antérieurs (éd. Fleuve Noir).
Saint-Malo, 1922. La Grande Guerre vient seulement de s’achever. Sous l’étrange brume qui recouvre désormais toute l’Europe, le peuple tente d’oublier qu’un autre conflit majeur s’annonce déjà, Français et Allemands s’activant pour mettre au point l’arme décisive qui fera gagner leur camp. Judicaël, alias l’Apache, garçon de seize ans, habite avec son grand-père dans la coque d’un bateau retourné. Pour survivre, il vend des illustrés et commet quelques menues rapines. Deux évènements vont le forcer à se hisser au-dessus de sa condition misérable : la mort du vieux bonhomme et l’amour de la jolie Mädchen. Bientôt la jeune fille disparaît… Victime du Rémouleur, le tueur d’enfants qui terrorise la cité corsaire ? Ou victime des expériences menées par les militaires dans la base souterraine située sur la Rance ?
Le roman m’a laissé une impression mitigée. Ni le décor ni les personnages ni le thème ne sont en cause. Le pouvoir d’évocation de l’auteur ne s’est pas émoussé, pas plus que sa capacité à agréger en un tout cohérent les figures et les influences les plus diverses (pêle-mêle : Vernes, Dickens, le cinéma de Caro et Jeunet, et, pourquoi pas, les Celtiques d’Hugo Pratt), situant le texte au carrefour du conte de fée, de l’uchronie et du steampunk. Day réussit en outre à rendre son jeune héros crédible en paumé attachant (à mi-chemin entre Gavroche, Oliver Twist et Huckleberry Finn), métamorphosé par l’amitié et l’amour, l’amitié d’une machine, l’amour né d’un simple regard, la morale de l’histoire s’appuyant d’ailleurs sur cet axiome tout simple : l’amour et l’amitié peuvent tout, ils sont plus grands que la maladie, que les militaires et leurs guerres absurdes, que les dieux du passé. Tout juste pourra-t-on reprocher au texte une dynamique un peu fragmentée, une faiblesse au niveau du déploiement de l’intrigue (la quasi disparition de l’Überspion dès le second acte, par exemple ; par ailleurs, les développements autour de l’IRA et du personnage de Patrick Nolan ne m’ont pas paru très convaincants — plaqués artificiellement sur le cours d’un récit qui n’avait sans doute pas besoin de cet expédient pour trouver une résolution pertinente). Plus embêtant, en mettant un peu d’eau (de rose ?) dans le jus de désespoir où il trempe habituellement sa plume, autrement dit en voulant normaliser son texte il me semble que l’auteur en diminue la portée littéraire. Bien sûr, la dédicace du début laisse peu de place au doute. Mais qu’est-ce qui cara-ctérise Thomas Day ? Qu’est-ce qui le distingue de la meute ? Son univers de violence âpre et dure. C’est pour ça aussi qu’on le lit et qu’on l’aime. Ecrire un roman sans arme ni haine ni violence n’a rien d’infâmant en soi. Mais au milieu d’un tel foisonnement de références (voir exemples supra), je n’ai pas retrouvé l’empreinte habituelle de l’auteur, sa touche personnelle. En l’état, Du sel sous les paupières aurait presque pu être écrit par un autre (ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il soit raté).
Roman édulcoré, Du sel sous les paupières n’ira pas jusqu’à rebuter les lecteurs acharnés de Thomas Day — n’exagérons rien. Toutefois, par sa vocation adolescente, par sa tentation de la normalité, il les laissera peut-être sur leur faim.
Par contraste, les nouvelles qui composent le recueil Women in chains sont terribles, insupportables. L’auteur décrit, par le prisme de quelques vies, la misère de la condition féminine. Cinq destinations, combien de destins brisés ? Mexique, Allemagne, Groenland, Afghanistan, France. On se déplace beaucoup chez Thomas Day, mais comme le précise Catherine Dufour dans sa préface, le recueil « n’est pas un guide touristique […] mais un guide du désespoir. Les voyageurs de Thomas Day ne se promènent pas d’une carte postale à une autre : ils hantent le côté obscur du monde. » Et les voyages se terminent, presque systématiquement, en cauchemars, en trips létaux.
« La Ville féminicide » évoque le mystère des disparues de Ciudad Juarez : un récit brutal qui a l’inconvénient d’arriver après ceux de Sergio González Rodriguez et Roberto Bolaño.
Dans « Eros-Center », une jeune Africaine ambitieuse devient la proie d’un sorcier proxénète (sic) qui l’envoie tapiner à Francfort. Heureusement, une bonne étoile veille sur elle, en la personne d’un immigré turc qui rêve de se faire déniaiser… L’histoire, plaisante, souffre d’une construction éclatée qui peine à imposer son évidence, comme avait su le faire « Dirty Boulevard » (du même auteur, dans le recueil Stairways to hell, éd. du Bélial’) en son temps.
« Tu ne laisseras point vivre » est le récit d’une nymphomane, douée de pouvoirs divinatoires, qui croit trouver dans les solitudes groenlandaises un remède à la corruption des sens et de l’esprit. L’étreinte glacée du grand Nord ne la sauvera pas de spectres trop humains.
Texte le plus politique du recueil, « Nous sommes les violeurs » (publié précédemment dans Bifrost n°62) nous projette dans un futur possible de l’Afghanistan, déchiré par la lutte contre la culture du pavot. Parmi les forces déployées sur le théâtre des opérations, une poignée de mercenaires va se distinguer en utilisant le viol comme mode opératoire et philosophie de guerre. Je n’en dis pas plus, excepté qu’il s’agit du sommet du recueil. Du grand art.
« Poings de suture » est une démarque étonnante du film Real Steel. A la banalité de la violence conjugale l’héroïne opposera, en devenant star des rings, une volonté farouche de reconstruction. Un texte banal d’apparence mais à l’effet libérateur.
Meurtre rituel, prostitution, viol collectif, bastonnade à mort, violence domestique. Voilà des histoires de sexe et de sang qui rebutent, qui scandalisent, sans doute parce que malgré le filtre du fantastique ou de l’anticipation, elles sonnent particulièrement justes. En tant que lecteur, on sort estourbi, désorienté, de ces cinq voyages au bout de la nuit. A la fois excité par la puissance brutale de l’écriture et accablé par les situations. Heureusement, l’humour (noir) de l’auteur rend çà et là plus respirable le déferlement des humeurs. Et le dernier texte ouvre une petite fenêtre vers un coin de ciel bleu. Parce que, tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir.