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Women in chains

[Critique commune à Du sel sous les paupières et Women in chains.]

Je ne ferai pas l’affront de présenter Thomas Day aux lecteurs de Bifrost. Rappelons simplement qu’il a commis une cinquantaine de nouvelles, dont certaines lui ont servi de cadre pour développer ses romans ultérieurs (La Voie du sabre, L’Instinct de l’équarisseur).

Du sel sous les paupières s’inscrit dans une démarche identique, l’auteur ayant exhumé et complété un texte paru en 1999 dans l’anthologie steampunk Futurs antérieurs (éd. Fleuve Noir).

Saint-Malo, 1922.  La Grande Guerre vient seulement de s’achever. Sous l’étrange brume qui recouvre désormais toute l’Europe, le peuple tente d’oublier qu’un autre conflit majeur s’annonce déjà, Français et Allemands s’activant pour mettre au point l’arme décisive qui fera gagner leur camp. Judicaël, alias l’Apache, garçon de seize ans, habite avec son grand-père dans la coque d’un bateau retourné. Pour survivre, il vend des illustrés et commet quelques menues rapines. Deux évènements vont le forcer à se hisser au-dessus de sa condition misérable : la mort du vieux bonhomme et l’amour de la jolie Mädchen. Bientôt la jeune fille disparaît… Victime du Rémouleur, le tueur d’enfants qui terrorise la cité corsaire ? Ou victime des expériences menées par les militaires dans la base souterraine située sur la Rance ?

Le roman m’a laissé une impression mitigée. Ni le décor ni les personnages ni le thème ne sont en cause. Le pouvoir d’évocation de l’auteur ne s’est pas émoussé, pas plus que sa capacité à agréger en un tout cohérent les figures et les influences les plus diverses (pêle-mêle : Vernes, Dickens, le cinéma de Caro et Jeunet, et, pourquoi pas, les Celtiques d’Hugo Pratt), situant le texte au carrefour du conte de fée, de l’uchronie et du steampunk. Day réussit en outre à rendre son jeune héros crédible en paumé attachant (à mi-chemin entre Gavroche, Oliver Twist et Huckleberry Finn), métamorphosé par l’amitié et l’amour, l’amitié d’une machine, l’amour né d’un simple regard, la morale de l’histoire s’appuyant d’ailleurs sur cet axiome tout simple : l’amour et l’amitié peuvent tout, ils sont plus grands que la maladie, que les militaires et leurs guerres absurdes, que les dieux du passé. Tout juste pourra-t-on reprocher au texte une dynamique un peu fragmentée, une faiblesse au niveau du déploiement de l’intrigue (la quasi disparition de l’Überspion dès le second acte, par exemple ; par ailleurs, les développements autour de l’IRA et du personnage de Patrick Nolan ne m’ont pas paru très convaincants — plaqués artificiellement sur le cours d’un récit qui n’avait sans doute pas besoin de cet expédient pour trouver une résolution pertinente). Plus embêtant, en mettant un peu d’eau (de rose ?) dans le jus de désespoir où il trempe habituellement sa plume, autrement dit en voulant normaliser son texte il me semble que l’auteur en diminue la portée littéraire. Bien sûr, la dédicace du début laisse peu de place au doute. Mais qu’est-ce qui cara-ctérise Thomas Day ? Qu’est-ce qui le distingue de la meute ? Son univers de violence âpre et dure. C’est pour ça aussi qu’on le lit et qu’on l’aime. Ecrire un roman sans arme ni haine ni violence n’a rien d’infâmant en soi. Mais au milieu d’un tel foisonnement de références (voir exemples supra), je n’ai pas retrouvé l’empreinte habituelle de l’auteur, sa touche personnelle. En l’état, Du sel sous les paupières aurait presque pu être écrit par un autre (ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il soit raté).

Roman édulcoré, Du sel sous les paupières n’ira pas jusqu’à rebuter les lecteurs acharnés de Thomas Day — n’exagérons rien. Toutefois, par sa vocation adolescente, par sa tentation de la normalité, il les laissera peut-être sur leur faim.

Par contraste, les nouvelles qui composent le recueil Women in chains sont terribles, insupportables. L’auteur décrit, par le prisme de quelques vies, la misère de la condition féminine. Cinq destinations, combien de destins brisés ? Mexique, Allemagne, Groenland, Afghanistan, France. On se déplace beaucoup chez Thomas Day, mais comme le précise Catherine Dufour dans sa préface, le recueil « n’est pas un guide touristique […] mais un guide du désespoir. Les voyageurs de Thomas Day ne se promènent pas d’une carte postale à une autre : ils hantent le côté obscur du monde. » Et les voyages se terminent, presque systématiquement, en cauchemars, en trips létaux.

« La Ville féminicide » évoque le mystère des disparues de Ciudad Juarez : un récit brutal qui a l’inconvénient d’arriver après ceux de Sergio González Rodriguez et Roberto Bolaño.

Dans « Eros-Center », une jeune Africaine ambitieuse devient la proie d’un sorcier proxénète (sic) qui l’envoie tapiner à Francfort. Heureusement, une bonne étoile veille sur elle, en la personne d’un immigré turc qui rêve de se faire déniaiser… L’histoire, plaisante, souffre d’une construction éclatée qui peine à imposer son évidence, comme avait su le faire « Dirty Boulevard » (du même auteur, dans le recueil Stairways to hell, éd. du Bélial’) en son temps.

« Tu ne laisseras point vivre » est le récit d’une nymphomane, douée de pouvoirs divinatoires, qui croit trouver dans les solitudes groenlandaises un remède à la corruption des sens et de l’esprit. L’étreinte glacée du grand Nord ne la sauvera pas de spectres trop humains.

Texte le plus politique du recueil, « Nous sommes les violeurs » (publié précédemment dans Bifrost n°62) nous projette dans un futur possible de l’Afghanistan, déchiré par la lutte contre la culture du pavot. Parmi les forces déployées sur le théâtre des opérations, une poignée de mercenaires va se distinguer en utilisant le viol comme mode opératoire et philosophie de guerre. Je n’en dis pas plus, excepté qu’il s’agit du sommet du recueil. Du grand art.

« Poings de suture » est une démarque étonnante du film Real Steel. A la banalité de la violence conjugale l’héroïne opposera, en devenant star des rings, une volonté farouche de reconstruction. Un texte banal d’apparence mais à l’effet libérateur.

Meurtre rituel, prostitution, viol collectif, bastonnade à mort, violence domestique. Voilà des histoires de sexe et de sang qui rebutent, qui scandalisent, sans doute parce que malgré le filtre du fantastique ou de l’anticipation, elles sonnent particulièrement justes. En tant que lecteur, on sort estourbi, désorienté, de ces cinq voyages au bout de la nuit. A la fois excité par la puissance brutale de l’écriture et accablé par les situations. Heureusement, l’humour (noir) de l’auteur rend çà et là plus respirable le déferlement des humeurs. Et le dernier texte ouvre une petite fenêtre vers un coin de ciel bleu. Parce que, tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir.

Du sel sous les paupières

[Critique commune à Du sel sous les paupières et Women in chains.]

Je ne ferai pas l’affront de présenter Thomas Day aux lecteurs de Bifrost. Rappelons simplement qu’il a commis une cinquantaine de nouvelles, dont certaines lui ont servi de cadre pour développer ses romans ultérieurs (La Voie du sabre, L’Instinct de l’équarisseur).

Du sel sous les paupières s’inscrit dans une démarche identique, l’auteur ayant exhumé et complété un texte paru en 1999 dans l’anthologie steampunk Futurs antérieurs (éd. Fleuve Noir).

Saint-Malo, 1922.  La Grande Guerre vient seulement de s’achever. Sous l’étrange brume qui recouvre désormais toute l’Europe, le peuple tente d’oublier qu’un autre conflit majeur s’annonce déjà, Français et Allemands s’activant pour mettre au point l’arme décisive qui fera gagner leur camp. Judicaël, alias l’Apache, garçon de seize ans, habite avec son grand-père dans la coque d’un bateau retourné. Pour survivre, il vend des illustrés et commet quelques menues rapines. Deux évènements vont le forcer à se hisser au-dessus de sa condition misérable : la mort du vieux bonhomme et l’amour de la jolie Mädchen. Bientôt la jeune fille disparaît… Victime du Rémouleur, le tueur d’enfants qui terrorise la cité corsaire ? Ou victime des expériences menées par les militaires dans la base souterraine située sur la Rance ?

Le roman m’a laissé une impression mitigée. Ni le décor ni les personnages ni le thème ne sont en cause. Le pouvoir d’évocation de l’auteur ne s’est pas émoussé, pas plus que sa capacité à agréger en un tout cohérent les figures et les influences les plus diverses (pêle-mêle : Vernes, Dickens, le cinéma de Caro et Jeunet, et, pourquoi pas, les Celtiques d’Hugo Pratt), situant le texte au carrefour du conte de fée, de l’uchronie et du steampunk. Day réussit en outre à rendre son jeune héros crédible en paumé attachant (à mi-chemin entre Gavroche, Oliver Twist et Huckleberry Finn), métamorphosé par l’amitié et l’amour, l’amitié d’une machine, l’amour né d’un simple regard, la morale de l’histoire s’appuyant d’ailleurs sur cet axiome tout simple : l’amour et l’amitié peuvent tout, ils sont plus grands que la maladie, que les militaires et leurs guerres absurdes, que les dieux du passé. Tout juste pourra-t-on reprocher au texte une dynamique un peu fragmentée, une faiblesse au niveau du déploiement de l’intrigue (la quasi disparition de l’Überspion dès le second acte, par exemple ; par ailleurs, les développements autour de l’IRA et du personnage de Patrick Nolan ne m’ont pas paru très convaincants — plaqués artificiellement sur le cours d’un récit qui n’avait sans doute pas besoin de cet expédient pour trouver une résolution pertinente). Plus embêtant, en mettant un peu d’eau (de rose ?) dans le jus de désespoir où il trempe habituellement sa plume, autrement dit en voulant normaliser son texte il me semble que l’auteur en diminue la portée littéraire. Bien sûr, la dédicace du début laisse peu de place au doute. Mais qu’est-ce qui cara-ctérise Thomas Day ? Qu’est-ce qui le distingue de la meute ? Son univers de violence âpre et dure. C’est pour ça aussi qu’on le lit et qu’on l’aime. Ecrire un roman sans arme ni haine ni violence n’a rien d’infâmant en soi. Mais au milieu d’un tel foisonnement de références (voir exemples supra), je n’ai pas retrouvé l’empreinte habituelle de l’auteur, sa touche personnelle. En l’état, Du sel sous les paupières aurait presque pu être écrit par un autre (ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il soit raté).

Roman édulcoré, Du sel sous les paupières n’ira pas jusqu’à rebuter les lecteurs acharnés de Thomas Day — n’exagérons rien. Toutefois, par sa vocation adolescente, par sa tentation de la normalité, il les laissera peut-être sur leur faim.

Par contraste, les nouvelles qui composent le recueil Women in chains sont terribles, insupportables. L’auteur décrit, par le prisme de quelques vies, la misère de la condition féminine. Cinq destinations, combien de destins brisés ? Mexique, Allemagne, Groenland, Afghanistan, France. On se déplace beaucoup chez Thomas Day, mais comme le précise Catherine Dufour dans sa préface, le recueil « n’est pas un guide touristique […] mais un guide du désespoir. Les voyageurs de Thomas Day ne se promènent pas d’une carte postale à une autre : ils hantent le côté obscur du monde. » Et les voyages se terminent, presque systématiquement, en cauchemars, en trips létaux.

« La Ville féminicide » évoque le mystère des disparues de Ciudad Juarez : un récit brutal qui a l’inconvénient d’arriver après ceux de Sergio González Rodriguez et Roberto Bolaño.

Dans « Eros-Center », une jeune Africaine ambitieuse devient la proie d’un sorcier proxénète (sic) qui l’envoie tapiner à Francfort. Heureusement, une bonne étoile veille sur elle, en la personne d’un immigré turc qui rêve de se faire déniaiser… L’histoire, plaisante, souffre d’une construction éclatée qui peine à imposer son évidence, comme avait su le faire « Dirty Boulevard » (du même auteur, dans le recueil Stairways to hell, éd. du Bélial’) en son temps.

« Tu ne laisseras point vivre » est le récit d’une nymphomane, douée de pouvoirs divinatoires, qui croit trouver dans les solitudes groenlandaises un remède à la corruption des sens et de l’esprit. L’étreinte glacée du grand Nord ne la sauvera pas de spectres trop humains.

Texte le plus politique du recueil, « Nous sommes les violeurs » (publié précédemment dans Bifrost n°62) nous projette dans un futur possible de l’Afghanistan, déchiré par la lutte contre la culture du pavot. Parmi les forces déployées sur le théâtre des opérations, une poignée de mercenaires va se distinguer en utilisant le viol comme mode opératoire et philosophie de guerre. Je n’en dis pas plus, excepté qu’il s’agit du sommet du recueil. Du grand art.

« Poings de suture » est une démarque étonnante du film Real Steel. A la banalité de la violence conjugale l’héroïne opposera, en devenant star des rings, une volonté farouche de reconstruction. Un texte banal d’apparence mais à l’effet libérateur.

Meurtre rituel, prostitution, viol collectif, bastonnade à mort, violence domestique. Voilà des histoires de sexe et de sang qui rebutent, qui scandalisent, sans doute parce que malgré le filtre du fantastique ou de l’anticipation, elles sonnent particulièrement justes. En tant que lecteur, on sort estourbi, désorienté, de ces cinq voyages au bout de la nuit. A la fois excité par la puissance brutale de l’écriture et accablé par les situations. Heureusement, l’humour (noir) de l’auteur rend çà et là plus respirable le déferlement des humeurs. Et le dernier texte ouvre une petite fenêtre vers un coin de ciel bleu. Parce que, tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir.

La Vallée de l'éternel retour

Longtemps difficile à trouver, ou à des prix prohibitifs sur le marché de l’occasion, La Vallée de l’éternel retour bénéficie enfin d’une réédition digne de sa place centrale dans l’œuvre d’Ursula Le Guin. Couverture à rabats, illustrations soignées, pages au grammage conséquent et teintes chaleureuses — un camaïeu de beige et d’ocre, présent jusque dans la police de caractère —, on ne peut pas dire que Mnémos ait mégoté sur la qualité du traitement. Tout au plus regrettera-t-on le choix d’une couverture souple, une option sans doute privilégiée afin de diminuer un prix déjà élevé. Bref, on ne tarit guère d’éloge devant l’apparence de cet objet, écrin somptueux pour un véritable livre-univers écrit à hauteur d’homme à la manière d’une étude ethnologique.

En effet, voici un OLNI. Un livre conçu comme une sorte d’archéologie du futur aux dires de son auteure. « Ce qui fut, ce qui pourrait être, repose, tel des enfants dont nous ne pouvons voir les visages, dans les bras du silence. »

Ainsi, La Vallée de l’éternel retour dévoile en ses pages une culture imaginaire, celle du peuple Kesh. Un peuple vivant dans un futur indéterminé, quelque part dans une Californie transfigurée, devenue île suite à une catastrophe — The Big One étant sans doute passé par là — et dans laquelle infusent encore les pollutions et toxines du passé, celles de notre présent.

L’approche d’Ursula Le Guin se veut complexe et transversale. Il n’est pas question ici de s’attacher au destin d’une seule personne, proclamée héros d’aventures fictives, mais plutôt de découvrir une terre, un peuple et le lien intime, voire viscéral, unissant l’un à l’autre. L’auteure américaine opère une mise en abîme, nous invitant à prendre connaissance des informations rassemblées par une équipe de chercheurs. Un assemblage hétéroclite se composant de chants, de poèmes, de biographies, de contes, de mythes, de recettes de cuisine, de descriptions de rituels, auxquels elle adjoint un glossaire — appelé l’arrière du livre — où sont rassemblés les éléments de nature plus descriptive et explicative. Ce flux d’informations, en apparence dépourvu de ligne directrice, fait surgir par touches successives une culture entière, censée vivre dans un futur éloigné de notre époque, et pourtant enracinée dans le passé des chercheurs qui l’étudient.

D’aucuns pourraient juger le dispositif rébarbatif, pour ne pas dire ennuyeux. Ils n’auraient pas complètement tort car La Vallée de l’éternel retour n’est pas le genre d’ouvrage qui se laisse lire sans faire un peu d’effort. A l’instar d’un J.R.R. Tolkien ou d’un Jeff Vandermeer (en moins délirant tout de même), Ursula Le Guin crée un monde en nous distillant ses clés. Chaque fragment, chaque information entre en résonance, réveillant des échos familiers, et suscite une sorte de nostalgie. Et on s’immerge au sein de cette communauté, à la fois autre et pourtant si proche…

A lire cette chronique, on pourrait croire que la partie romancée se trouve réduite à la portion congrue. Toutefois, enchâssée au cœur de l’ouvrage figure l’histoire de Roche Qui Raconte, récit biographique fournissant une accroche plus intime au livre de Le Guin. Il nous permet de sortir de la vallée et d’appréhender d’autres cultures, en particulier celle du Condor. Et au travers de l’histoire de Roche Qui Raconte, l’auteure construit une opposition entre la voie suivie par les Kesh et celle du Condor. A l’instar des Dépossédés, le peuple de la vallée a élaboré une culture se fondant sur une éthique. Economie démonétisée, besoins superflus évacués, libre accès à la connaissance, via le système de l’Echange, égalité entre hommes et femmes, même si l’organisation sociale semble clairement matriarcale, interactions avec l’environnement plus respectueuses pour celui-ci, la culture Kesh a toutes les apparences de l’utopie réalisée. On reconnaît bien là une des thématiques principales d’Ursula Le Guin, aux côtés de celle de l’altérité.

Réflexion sur la mémoire et le caractère éphémère des cultures, La Vallée de l’éternel retour s’avère l’œuvre la plus personnelle et sans doute la plus difficile d’Ursula Le Guin. C’est aussi la plus passionnante, à la condition d’accepter son parti-pris.

Le train de la réalité

L’année dernière paraissait Rêves de gloire, lourd pavé de près de six cent pages accouché au terme d’une gestation douloureuse de quelques décennies. Une uchronie, si l’on s’en tient à la classification orthodoxe, mais une acception trop restrictive puisque Roland C. Wagner y laissait infuser quelques-unes de ses passions. Science-fiction, contre-culture, histoire du rock et physique quantique ; l’objet proposait un cocktail roboratif, entre érudition et spéculation, ne paraissant à aucun moment indigeste.

Le Train de la réalité plonge à nouveau le lecteur au cœur de ces années, ces cinquante ans où la jeunesse, la musique et la drogue ont tenté de remodeler le monde dans un sens plus utopique, plus généreux, alimentant une chronique historique différente, mais au final pas si éloignée de la nôtre.

Fort heureusement, Wagner ne se contente pas d’une simple redite en recyclant des chutes de son univers. Bien au contraire, il creuse son sillon, poussant un cran plus loin encore l’expérimentation. Ainsi, Le Train de la réalité n’apparaît pas comme un roman. Il n’est pas davantage un recueil de nouvelles. On se trouve en fait devant un hybride, une sorte de collage prémédité où des fragments de récit entrent en résonance les uns avec les autres et où la petite histoire alimente la Grande. En somme, un texte choral, voire quantique, où la divergence des points de vue et des formats communie autour de la thématique de la multiplicité : multiplicité des acteurs historiques et multiplicité de l’Histoire. De quoi défriser la barbe du plus orthodoxe historien marxiste.

Avec Le Train de la réalité, Roland C. Wagner file la métaphore ferroviaire. Il multiplie les aiguillages et les stations, entremêlant destins collectifs et itinéraires personnels. A l’image de cette jeune femme, embarquée dans une spirale terroriste, qui finira guillotinée avant le terme naturel de son voyage.

Agent dormant soviétique amateur de SF, philosophe existentialiste, dernier punk d’Alger, rockeur à la fois partout et nulle part, comme contaminé par une variété de transparence, jeune homme à la personnalité explosée par la drogue, tous passent par le confessionnal. Tous témoignent dans un registre intime, marqué par un phrasé oral, un parler écrit qui peut certes rebuter, surtout lorsqu’un accent et une tournure argotique déforment leurs mots. Tous exposent leur point de vue sur l’Histoire, avec sincérité, voire truculence, via le filtre de leur propre récit. Ainsi le hors champ devient-il l’objet de l’étude historique. Un récit multiple où les relations de causalité fluctuent au gré des témoins, dans une sorte de déterminisme flou.

Au final, Roland C. Wagner gagne son pari : nous faire revisiter Rêves de gloire sous une multitude d’angles, un faisceau de probabilités, n’attendant qu’à se réaliser sous la plume de l’historien. Pour toutes ces raisons, Le Train de la réalité s’avère une lecture futée et diablement stimulante. Bref, digne d’être recommandée.

Mimosa

Contre-pied de son précédent roman, le contemplatif et post-apocalyptique Cygnis, Mimosa cueille le lecteur à froid avec un cocktail survitaminé d’action, de violence et d’ironie postmoderne. Un déchaînement pyrotechnique, sonore (playlist consultable ici : < http://mimosaworld.wordpress.com/ >) et technoscientifique, au final très visuel, pour ne pas dire cinématographique au vu des allusions filmographiques et télévisuelles. Mimosa apparaît rapidement comme une succession de fausses pistes, de coups de théâtre, de saillies drolatiques à destination des geeks, de private jokes et de morceaux de bravoure un peu vains quand même. Ça cabotine, ça surjoue avec des gros guns, dans un état d’esprit potache et foutraque que ne désavoueraient pas Vincent Lagaf et Michael Youn.

Le roman commence sous les auspices du thriller mâtiné de SF. Un associé tué d’une balle dans la tête et un autre interné en centre psychiatrique, l’affaire ne pouvait pas plus mal commencer pour Two Guns Company & Associates, l’agence que Tessa dirige avec des gros flingues. Et comme si cela ne suffisait pas, la police de Santa Anna, en particulier deux flics, sosies de Sean Astin et de Harry « Dirty » Callahan, lui cherche désormais des noises. Tout cela à cause d’un enregistrement mémoriel, seule piste dont elle dispose pour mener l’enquête à son terme. Il en faudrait bien sûr davantage pour décourager Tessa, vraie personne dotée d’une authentique personnalité. Pas le genre à copier un acteur, un chanteur ou toute autre célébrité, comme le font ses concitoyens. Car dans l’univers de Mimosa, copier les choses ou autrui semble être devenu la règle. Copie de viande, de bois et de personnalité. Rien de plus simple puisque la technologie — bio-ingénierie, chirurgie plastique, câblage du système nerveux — permet des miracles.

Abandonnant le registre du thriller, mais toujours avec des gros flingues (bis), Vin-cent Gessler opte ensuite pour une intrigue plus intime, focalisée sur la quête d’identité de Tessa. Les certitudes de la jeune femme s’effondrent. Elle, la meneuse d’hommes dont la frêle silhouette cache une condition physique à faire pâlir un marathonien et les ressources d’une machine à tuer. Elle doute d’elle-même… A grand renfort de clones, d’IA et de sosies — Gessler frôle ici l’introspection, flirtant avec quelques pistes de réflexion prometteuses. Pas longtemps. On retourne au charbon, le thriller ayant entretemps mué en affrontement, en conflit généralisé. On se bat à l’arme lourde dans les rues de Santa Anna. On s’entretue, on s’élimine, on s’annihile… Bref, on défouraille dans un déballage de gros flingues (ter). Mais tout ceci n’empêche pas le rythme d’accuser d’importants coups de mou, principalement à cause d’un humour perclus de clins d’œil envahissants. Et la montagne accouche d’une souris que l’on avait vue venir depuis cent pages…

Au final, sous couvert de réflexion sur l’identité et sur la mémoire, Mimosa s’avère un divertissement anecdotique et dispensable. Un mille-feuilles indigeste contredisant la quatrième de couverture. Mimosa ne joue en effet que de manière superficielle sur la forme du roman. Il joue surtout avec la bienveillance du lecteur. Passons…

Furor

Après Johan Heliot, Fabien Clavel est le deuxième auteur français à essuyer les plâtres de la collection « Nouveaux millénaires ». Avec un roman d’aventure digne d’une série B, il convoque sous les auspices de l’Histoire, la Grande, une vision à faire verdir le plus fervent défenseur du nucléaire. Certes, la classification en pur divertissement peut paraître défavorable pour un ouvrage dont l’auteur n’a pas à rougir. Mais, on va le voir, Furor ne se révèle être rien d’autre qu’une distraction plaisante dont les pages — selon la formule consacrée — se tournent toutes seules. Entrons maintenant dans le vif du sujet.

Ce siècle avait neuf ans. L’empire remplaçait la république, déjà Auguste perçait sous Octave… Pourtant, d’irréductibles Germains résistent encore et toujours à l’envahisseur. Trois légions, la fine fleur de Rome, sont envoyées pour les mater et assurer la Pax romana en des terres éloignées de tout, même des dieux civilisés. A leur tête, Varus, gouverneur de la province de Germanie et général expérimenté. Un proche d’Auguste. On connaît la suite…

Attirées dans un guet-apens par Arminius, un barbare ayant trahi son allégeance à Rome, les trois légions sont massacrées dans les bois de Teutobourg. Un désastre vengé par la suite par Germanicus — il y gagnera son surnom — et n’étant pas sans rapport avec l’abandon définitif du projet de grande province de Germanie.

Sur cette trame historique scrupuleusement respectée — les érudits apprécieront —, Fabien Clavel brode un thriller historique saupoudré de SF. En effet, une tension sourde, un sentiment de péril diffus imprègnent les pages de Furor. Immergé au milieu des légionnaires, on suit pas à pas leur marche vers la mort. Entouré par les arbres menaçants, les caliges engluées dans la boue, sous une pluie permanente, on assiste à la débâcle via les points de vue de quatre personnages. Marcus Caelius, centurion dont on apprend dans la postface qu’il s’inspire d’une stèle funéraire, par ailleurs seule source archéologique attestée sur la bataille de Teutoburg, Caius Pontius — futur Pilatus —, tribun issu de l’aristocratie équestre, le vénateur Longinus, et enfin la louve Flavia, unique élément féminin du récit, et accessoirement repos du guerrier, comme ses consœurs prostituées. Avec un regard n’étant pas sans rappeler celui de la série Rome, Fabien Clavel accomplit un impressionnant travail de reconstitution historique, usant de ses connaissances sur les us et coutumes romaines, sur l’organisation de l’armée impériale, sans trop se montrer didactique. Tout au plus peut-on lui reprocher un excès d’emphase.

Là où on se permettra de regimber, c’est sur la composante science-fictive de l’histoire. Clavel procède un peu par la bande, introduisant un élément anachronique — ici, un site de confinement de déchets radioactifs — dans le contexte antique. Problème : pourquoi expédier dans le passé, au cœur de ce qui deviendra plus tard l’une des régions les plus peuplées d’Europe, un site de stockage de déchets ultimes ? Le procédé manque un tantinet de logique. En tout cas, drôle de cadeau à des générations passées dont on sait que nous descendons. Une variante du meurtre du grand-père, peut-être ?

Assimilé au temple d’un dieu germain par les survivants des légions de Varus, ce lieu périlleux devient l’enjeu de toute la seconde partie du roman. Il sert de décor à une intrigue cousue de fil blanc, sous-tendue par un sentiment d’urgence et de danger quelque peu mollasson. Et ce n’est certes pas la pirouette finale, un tantinet parachutée, qui remet en question ce constat désenchanté.

Bref, Furor apparaît bien comme un demi-échec. Roman historique flirtant avec les mythes, il échoue sur son versant science-fictif, finalement assez anecdotique, ne suscitant à aucun moment la sidération escomptée par son argument de départ. Et l’on se surprend à sauter les pages. Déjà qu’elles se tournaient toutes seules…

Le Crâne parfait de Lucien Bel

Paris, 1871. La Commune insurrectionnelle est proclamée dans l’effervescence et l’improvisation. Les Prussiens campent encore sous les murs de la capitale et déjà les partisans de la Sociale s’opposent à ceux de la république conservatrice. De quoi nourrir une guerre civile.

Rappelé du front d’Alsace avec sa compagnie, Lucien Bel pénètre intra-muros afin de confisquer les canons entreposés à Montmartre, histoire de désarmer les communeux. Bien sûr, les événements ne se déroulent pas comme prévu. Contraints par la vindicte populaire à mettre la crosse en l’air, les soldats s’éparpillent dans les rues. Avec deux camarades, Lucien échoue dans un garni. Aux prises avec des insurgés, les choses tournent au vinaigre. On ne tarde pas à s’insulter, à se menacer, des coups de feu sont tirés et Lucien atteint à la tête. Lorsqu’il se réveille à l’hôpital, le jeune homme découvre trois plaques métalliques vissées sur son crâne…

L’Histoire officielle rend rarement justice à la mémoire des vaincus. La Commune de Paris n’échappe pas à la règle. Marqueur idéologique fort et ultime épisode révolutionnaire du xixe siècle, l’événement échappe pourtant à l’enseignement de l’Histoire. A vrai dire, il n’y a guère que la fiction pour tenter de lui rendre justice, pour essayer de restituer sa complexité et faire revivre son hors champ historique.

Sur cet épisode littéralement dramatique, Lucien Bel apporte son témoignage, l’esprit dégagé des certitudes partisanes, comme habité par cette décence commune chère à George Orwell : celle des petites gens. S’il juge pathétique les gesticulations de cette commune improvisée dans la précipitation, sans plan d’ensemble ni tête, Lucien ne voue pas aux gémonies les motifs de la révolte populaire. Et s’il réprouve les violences commises par les insurgés, il condamne tout autant celles perpétrées par les bourgeois, les Versaillais, engoncés dans leurs préjugés et épouvantés par la colère d’un peuple qui de son côté les craint.

De témoin, Lucien bascule progressivement du côté de l’action. Lui, ce soldat qui ne tue pas et théorise sur le meurtre, érigé en art au nom de la patrie et de la Commune, il cherche à élucider ce mystère qui n’en est plus un pour Jean-Baptiste Delestre. Pour le phrénologue, adepte de la physiognomonie, la forme détermine en effet la qualité de l’esprit, faisant de l’humain un saint ou un paria, un juste ou un criminel. Une théorie qu’il entend prouver en se servant de Lucien Bel comme cobaye. Manière pour lui de satisfaire son ambition tout en proposant au gouvernement un moyen de dompter l’impétuosité révolutionnaire de la population.

Homme du peuple, fermement ancré dans son milieu, Lucien Bel finit par comprendre que l’homme n’est rien du point de vue du pays et de la politique. On tue pour obéir à une injonction, sous la pression des autres, ou pour éliminer des gens que l’on ne connaît pas. On tue pour effacer quelqu’un, ou quelque chose, de la réalité. Et de l’Histoire.

Invitation à (re)découvrir la Commune de Paris et ses personnalités marquantes — Nadar, Eugène Pottier, Jules Allix, le fondateur de la légion des Amazones de la Seine, Gustave Courbet — Le Crâne parfait de Lucien Bel apparaît comme une réflexion troublante sur l’irréversibilité de la violence et l’échec d’une certaine idée de la révolution. Avec ce roman, Jean-Philippe Depotte confirme tout le bien que l’on pensait déjà de lui. Réjouissons-nous de cette lecture documentée et salutaire sur la Commune insurrectionnelle de Paris, dont le seul tort est d’avoir eu raison trop tôt.

Perv, une histoire d'amour

Après le formidable (et très éprouvant) Mémoire des ténèbres, les éditions 13e Note poursuivent la publication des œuvres de Jerry Stahl, auteur américain un temps classé au rayon polar, dont l’humour, la causticité et le désespoir latent font mouche à tous les coups. Avec Perv, une histoire d’amour, les lecteurs conquis par les opus précédents ne seront pas déçus. Saluons au passage le très beau travail éditorial de 13e Note et la qualité des traductions, détail totalement négligé par les éditons Rivages qui ont allègrement massacré Anesthésie générale, autre roman de Stahl paru il y a peu et rendu quasi illisible. Les amateurs de cinéma connaissent Jerry Stahl le scénariste (crédité au générique de films bas du front mais qu’on imagine lucratifs), les toxicomanes son passé de junkie, et les lecteurs lambda son penchant pour l’absurde, les situations grotesques et ses descriptions tragicomiques. Perv, une histoire d’amour est un subtil mélange des trois, la touche autobiographique en plus. Car si l’auteur se garde bien de préciser ici ou là qu’il s’agit d’une histoire vraie, les petites phrases lancées dans les romans précédents ne font pas illusion longtemps. Reste une question essentielle, pourquoi chroniquer ce roman dans les pages science-fictionnesques de Bifrost ? Tout simplement parce que Bifrost soutient depuis toujours la littérature déviante, bizarre et subversive. De ce point de vue-là, Stahl ne craint personne, et ses descriptions post-apocalyptiques de cerveaux cramés par les joints d’héroïne pure ne dépareilleront pas dans la bibliothèque des amateurs de Philip K. Dick et de Van Vogt (si si).

Nous sommes à l’aube des années soixante-dix, et pour le jeune Bobby Stark, le retour à Pittsburgh se passe mal. Viré de sa pension pour riches où sa veuve de mère maniaco-dépressive l’avait envoyé suivre une éducation digne de ce nom, le voilà forcé de vivre sous le toit familial, sans avenir, sans rien. Pourtant, tout commençait bien. Bobby Stark venait de perdre son pucelage en même temps que deux copains en s’occupant de la très compréhensive Sharon, mais malheur, le préservatif reste dans le vagin, le père (manchot et coiffeur) débarque, tombe sur Bobby la main dans le sexe de sa fille, assiste à la fuite lâche et précipitée des autres, et décide de parler à Bobby. Sur cette ouverture à la fois douloureuse et douteuse, Stahl brode un dialogue hallucinant entre l’homme et l’ado, d’où il ressort que la vie c’est de la merde, qu’il ne faudrait pas vieillir et que, quand même, tu vas t’en souvenir de cette journée, mon gars, où est-ce que j’ai rangé mon matériel à tatouage ? Renvoyé de l’école pour faute morale, Bobby le pestiféré retrouve donc le giron maternel, alors que partout des jeunes hippies à moitié nus font l’amour dans les parcs, et qu’il est forcé de suivre les leçons de comportement des amis de sa mère (un pédophile refoulé, un ancien combattant post-chrétien). Des retrouvailles improbables vont pourtant changer tout ça. Tombé nez à nez avec Michelle, son ancien amour de CM1 désormais krishna girl sans sous-vêtements, il décide de reprendre son existence en main… et de filer en stop avec sa belle en Californie, pour changer de vie. On s’en doute, le road-trip dégénère assez vite et la tentative de viol qui s’étale sur les 60 dernières pages du roman fait partie des authentiques moments de grande littérature qui jalonnent le parcours d’une vie de lecture. Tout y est, la tension, l’angoisse, l’hilarité, l’horreur… du grand art, dont on ressort sonné, ébouriffé, sidéré.

Au-delà des aventures percutantes d’un héros décalé qui dressent le portrait au scalpel rouillé d’une Amérique dégénérée d’un réalisme terrifiant, Perv, une histoire d’amour est aussi un roman initiatique touchant dans un décor disparu. Les personnages de Stahl existent, vivent et meurent en toute absurdité, comme il sied à l’existence dans son ensemble. Ne ratez pas ce grand livre dont l’apparente superficialité masque la profondeur et l’intelligence.

Discipline

Dernier opus à paraître dans la défunte collection « Interstices », le très bon Discipline est injustement passé inaperçu. La faute à une mise en place famélique qui fait parfois douter de l’existence même du roman. Pourtant, Discipline existe, et c’est un sacré texte, dont il était nécessaire de parler dans Bifrost. De l’auteur, on ne sait presque rien. Paco Ahlgren a travaillé comme analyste financier pendant seize ans. Il a développé tout seul comme un grand un système informatique qui lui a rapporté beaucoup, beaucoup, beaucoup d’argent. De fait, il a beaucoup, beaucoup, beaucoup bu, fait la fête, pris toutes sortes de drogues et beaucoup, beaucoup, beaucoup réfléchi sur la nature de la réalité, la mécanique quantique, la perception humaine et… les échecs. Discipline pourrait présenter le résultat doux-amer de ces réflexions, mais cet étonnant roman est bien plus que cela. On y suit le parcours de Douglas Cole, jeune Texan a priori sans histoire dont la vie, la déchéance et — peut-être — la rédemption ne sont pas sans rappeler l’excellent Mémoire des ténèbres, de Jerry Stahl. A ce titre, autant le savoir d’emblée, certaines pages sont limite soutenables, mais on aurait tort de réduire Discipline à cela, tant il plaira aux amateurs de SF intelligente, humaine et intrigante. Car Douglas Cole a un secret. Douloureux et bien gardé. Il est poursuivi par une sorte de spectre aussi brutal qu’affreux, dont il peine à admettre l’existence. Mais avant, il y a sa vie d’étudiant à Austin. Fêtard, brillant, qui lance un modèle informatique d’analyse financière et qui — vite, trop vite — gagne beaucoup d’argent, Douglas tombe amoureux d’Elizabeth et croit au bonheur, mais sa rencontre avec la came, puis sa ruine, briseront sa vie. En parallèle, avant la descente aux enfers, on découvre sa passion pour les échecs. Douglas est un habitué d’un café où les amateurs de la ville se rencontrent quotidiennement. On y croise tout et n’importe quoi, du clodo génial au Russe froid et mauvais perdant. Là, il côtoie également Jack Alexander, un ami de son père décédé qui semble veiller sur lui, et Jefferson, un vieil homme au charme étrange, imbattable aux échecs et qui parle par énigmes.

On le voit, ça fait beaucoup. Mais la densité du roman ne doit pas effrayer. D’abord parce que tout s’enchaîne intelligemment et que les mystères (qui trouveront une explication à la fin) pimentent agréablement l’ensemble, ensuite parce que l’auteur sait écrire et faire exister ses personnages. Bilan, un texte à la fois vivant et prenant, souvent passionnant, parfois foutraque, mais bien imbriqué et millimétré. Les lecteurs de SF aguerris risquent certes de flairer la pirouette finale, mais elle relève plus du clin d’œil que de l’ossature même du roman. L’intérêt ne tient pas qu’à ça, mais à l’extraordinaire aventure d’un jeune homme qui finit par se trouver après avoir vécu l’enfer au sens le plus littéral. Pour un premier roman, Discipline impressionne par sa maturité et son intelligence. Souhaitons que l’aventure éditoriale francophone de Paco Ahlgren ne s’arrête pas là.

Le Musée du Dr Moses

A l’évidence, la mode est aux récits mainstream prenant pour cadre un postulat propre à la littérature de genre (fantastique, voire fantasy, pourquoi pas, même si, le plus souvent, il s’agit de SF, ou disons plutôt d’anticipation, et plus spécialement d’environnements post ou pré apocalyptiques — on pense par exemple à Laura Kasischke, T. C. Boyle, Craig Davidson, voire le Will McIntosh de Soft Apocalypse — roman à paraître en France au Fleuve Noir —, ou bien encore à Ron Currie Jr., pour citer un auteur évoqué dans la rubrique critique du présent Bifrost). Sans doute La Route, best-seller de l’immense Cormac McCarthy, n’est-il pas pour rien dans ce phénomène ; de même que l’ambiance mondiale aussi délétère que plombante. Il en va un peu différemment avec Joyce Carol Oates. En effet, quand cette dernière décide de jouer la carte du genre (quel qu’il soit), le genre en question ne se limite pas au contexte, à un postulat impactant les réactions des protagonistes, exacerbant leur caractère, mais imprègne jusqu’à la trame même du récit, jusqu’au cœur des personnages, le tout sans rechigner à quelques figures obligatoires. En cela, Oates est sans doute plus proche d’écrivains comme Margaret Atwood, Michael Chabon ou même Justin Cronin, auteurs qui, bien qu’on ne trouve leurs œuvres que dans les rayons dits de littérature générale, n’en produisent pas moins des textes qui procèdent de la littérature de genre à cent pour cent. Ainsi en va-t-il de ce Musée du Dr. Moses, recueil de dix nouvelles dont les sources de publication initiale s’avèrent à ce sujet sans ambiguïté aucune (Alfred Hitchcock’s Mystery Magazine, Ellery Queen’s Mystery Magazine, The Magazine of Fantasy and Science Fiction, The Year’s Best Fantasy & Horror, etc.).

Joyce Carol Oates (née en 1938, rappelons-le) est un immense écrivain. Lauréate du National Book Award, du Prix Fémina (pour Les Chutes, Points), mais aussi, dans les domaines qui nous occupent, de trois Bram Stoker Awards et du World Fantasy Award en 2011, elle fait partie de ce genre d’écrivain régulièrement pressenti comme nobélisable… Rien de moins. Et en termes de genre, sa préférence va incontestablement vers l’horreur, mâtinée, ou pas, de fantastique. Comme en témoigne une fois encore le présent recueil, qui propose un panel de textes s’échelonnant du bizarre (« Salut ! Comment va ! », récit constitué d’une seule et unique phrase) au glauque sordide (« Gage d’amour, canicule de juillet », ou « Surveillance antisuicide ») en passant par l’horreur pure et simple (à ce titre, le texte éponyme de l’ouvrage fonctionne de manière remarquable), voire un fantastique plus classique (« Fauve » ; « Les Jumeaux : un mystère »). Un cabinet de curiosité typiquement oatesien, en somme, même s’il ne s’agit pas ici du meilleur cru de notre auteure (étant entendu qu’un texte moyen de Oates demeure quoi qu’il arrive une gourmandise acide des plus incontournables) ; on ne peut s’empêcher de regretter l’absence d’une véritable claque, un texte qui justifierait à lui seul l’achat de l’ouvrage. Demeure un recueil écrit par Oates, un livre à lire, donc, et une entrée en matière toute trouvée pour qui ne connaîtrait pas encore l’auteur de Délicieuses pourritures.

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
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