Parmi les œuvres de Clifford Simak parues en France (soit presque toutes), ce roman occupe une place à part, à plusieurs titres.
Tout d’abord il a été peu diffusé et reste sans éditeur depuis de longues années, ce qui est rare pour un tel auteur dont même des œuvres mineures, voire sans aucun intérêt, ont trouvé ici ou là un éditeur pour une réédition (vient à l’esprit par exemple L’Empire des esprits, publié chez Marabout, puis chez Futurama « Superlights », puis chez J’ai Lu). Ensuite sa thématique le fait échapper apparemment à certains « clichés » simakiens : ni séjour bucolique, ni idiot du village, ni vieillard hiératique… ni trace du moindre chien ! C’est dire. Enfin sa structure légèrement éclatée (n’exagérons pas) est loin du Simak paisiblement linéaire de la plupart des récits, même lorsqu’ils sont séparés (Demain les chiens).
Franklin Chapman, accusé d’être arrivé trop tard, à cause d’une panne, pour récupérer le corps d’une femme à fins de conservation, la vouant ainsi à une mort « définitive », se voit condamné, par le juge robot, à la privation de son droit à la conservation à l’heure de son décès. Daniel Frost, cadre du centre Eterna, préoccupé comme tout un chacun d’économiser de l’argent en vue de sa vie éternelle future, investit dans les timbres de collection. Ogden Russell, ermite à la recherche de Dieu, s’acharne à ériger une croix sur les berges d’une rivière…
Lors d’une réunion directoriale chez Eterna, on apprend que des dissidents, les Saints, luttent, notamment par des slogans, contre la mainmise du centre sur le monde, et que d’autres, les exclus, qui refusent l’immortalité promise par le centre, sont appelés les Fainéants. L’un des chercheurs les plus im-portant d’Eterna, Mona Campbell, a disparu, qui travaillait sur des mathématiques extraterrestres. Le problème du centre est, d’une part, de mettre au point l’immortalité, et d’autre part de trouver où loger les milliards d’humains qui seront alors régénérés, soit, à très long terme, sur d’autres planètes, soit dans le passé lointain de la Terre.
Le roman continue en alternant les différents récits « parallèles ».
Assez vite, Frost se rend compte qu’il a, ou a eu, en sa possession un document secret. Suite à une machination, il est accusé de fraude et de malversations, et est condamné à l’ostracisme, à être « rayé de l’espèce humaine ». Il lui est interdit d’être en relation, quelle qu’elle soit, avec un être humain. Pour que les autres soient prévenus de la sanction qui les frapperait en cas de relation avec l’ostracisé, Frost est tatoué sur le front et les joues d’un « O » indélébile... Il s’enfuit, rencontre les exclus, comprend qu’on veut l’éliminer et fuit vers la campagne, vers une vieille ferme où il passait, enfant, ses vacances. Il y rencontre Mona Campbell, qui a découvert que le voyage dans le temps était impossible, ce qui semble induire que l’immortalité est elle aussi impossible à atteindre, suivant les critères d’Eterna.
On le voit, dans l’esprit, ce roman est plus proche de nombre des nouvelles de l’auteur que de ses romans les plus connus.
En effet, souvent, dans ses courts récits, et il s’agit bien là d’une technique que l’on trouve à l’œuvre chez bien des auteurs de Galaxy (Pohl & Kornbluth, Sheckley etc.), Simak joue sur un élément qui pervertit le monde ordinaire, soit en entrant en contradiction avec lui, soit en devenant, exagéré, le cœur du monde. Ici, l’hypertrophie du centre Eterna, qui possède tout et gère l’épargne des postulants à l’immortalité, joue ce rôle. L’intéressant, c’est que l’immortalité n’est encore que promise, ce qui donne évidemment matière à escroqueries diverses. Comme souvent dans les récits où un élément est hypertrophié, cohérence et vraisemblance socio-économiques sont laissées de côté, au profit d’éléments qui font avancer le récit et lui donnent un « sens », une résonance dans le monde du lecteur. En effet, on imagine mal le rendement de l’épargne dans un monde où tout doit être produit plus ou moins automatiquement, convertisseurs de matière à l’appui, et où personne ne dépense. On comprend mal comment de telles « retraites par capitalisation » auraient un sens si le travail n’existe plus et si tout le monde ne pense qu’à économiser. Le seul bénéfice viendrait du besoin d’épargner des encore mortels, forcément de moins en moins nombreux. Un livre qui devrait être obligatoire sur la table des négociations futures autour des retraites...
Si ce roman échappe en apparence aux thèmes omniprésents dans l’œuvre de Simak, ce n’est qu’en apparence. Ainsi, les réflexions sur la place de l’homme et des autres êtres dans l’univers rejoignent celles de Demain les chiens, Dans le torrent des siècles ou Le Pêcheur. Témoin, ce passage au « panthéisme » typiquement simakien :
« C’est vrai, pensa-t-il. Qui sommes-nous ?
Une conscience qui se dresse, arrogante, contre l’immensité, le froid, le vide et la désolation de l’univers ? Une chose (une chose ?) qui pense que ça a de l’importance quand ça n’en a pas ? Un ego minuscule, vacillant, qui s’imagine que l’univers tourne autour de lui, qui s’imagine cela quand l’univers renie jusqu’à son existence même et l’ignore.
Tous ces raisonnements se justifiaient autrefois, mais n’avaient plus de sens, si ce que disait Mona Campbell était vrai, alors chaque petit ego vacillant faisait partie de l’univers en tant qu’expression fondamentale des buts de l’univers. » [pp. 258-259]
Par ailleurs, la religiosité simakienne se double souvent, avec l’éloge des gens simples, de la vie à la campagne, des idiots et des vieux, d’un conservatisme social plutôt marqué, comme dans le passage suivant, à faire bondir même une féministe modérée, qui reprend en quelques phrases tous les thèmes chers à l’auteur qu’il n’a pas développés ici (chassez le naturel...) :
« Les mathématiques, qu’est-ce qu’une femme avait à faire de mathématiques ? Il lui suffisait de connaître l’arithmétique élémentaire nécessaire à l’équilibre du budget familial. Qu’est-ce qu’une femme avait à voir avec la vie, sinon la donner à des enfants ?
Et pourquoi fallait-il qu’elle soit, elle, Mona Campbell, forcée de prendre une décision, toute seule, une décision qui ne relevait finalement que de Dieu seul, si tant est que Dieu existât.
[...] En quoi l’éternelle jeunesse changerait-elle l’humanité ? La sagesse viendrait-elle sans cheveux blancs et sans rides sur le visage ? L’homme serait-il encore capable de rester assis dans un rocking-chair et de regarder le soir tomber par la fenêtre ouverte en y trouvant du plaisir ? » [pp. 176-177].
En définitive, un livre agréable, assez atypique, intéressant, qui mériterait davantage sa réédition que d’autres...