Retour aux sources. Dans ce roman aussi absurde que sérieux, Tim Powers laisse derrière lui l'aridité du roman d'espionnage (Les Puissances de l'invisible) et revient à l'essence même du fantastique. Au menu, démons du folklore juif, agents du Mossad, sociétés secrètes, voyage dans le temps, Albert Einstein et… Charlie Chaplin himself. De quoi inquiéter. Mais en grand professionnel de l'écriture, Tim Powers n'oublie jamais son lecteur : chapitres habilement mêlés et peu avares en cliffhangers — sans toutefois tomber dans le procédé — , personnages travaillés, attachants et parfois touchants, scénario rocambolesque et autres joyeusetés se bousculent dans un roman qui menace de tomber dans le grotesque à chaque page, mais qui réussit la prouesse de rester crédible du début à la fin. Pourtant, le pari est risqué, mais Tim Powers possède un talent rare, celui de combler avec maestria les vides de l'Histoire. Aussi, quand il invente de toutes pièces une descendance illégitime à Albert Einstein, personne ne se pose de question. Et quand on apprend que le célèbre scientifique a fabriqué une sorte de machine à voyager dans le temps, quoi de plus normal ? Après tout, le monsieur s'y connaît en physique, pas vrai ? D'ailleurs, ça tombe bien, la chose ressemble plus aux dérives poétiques d'un Simon Morley qu'aux bielles bien huilées chères à H. G. Wells. Ici, on ne s'encombre pas d'explications alambiquées qui alourdiraient le récit. Place au mouvement, au rythme, et à l'histoire parallèle, la vraie, celle qu'on nous cache. À commencer par les mythes judaïques qui, hélas pour le genre humain, ont la pénible habitude d'exister pour de bon, même si leurs activités éminemment flippantes sont étroitement surveillées par le Mossad et une bande d'allumés millénaristes, membres actifs d'une société secrète immémoriale aux pouvoirs tout sauf folkloriques. On décèle ici un potentiel d'emmerdements à l'échelle cosmique, et heureuse coïncidence, Powers nous en donne pour notre argent en la personne de Frank Marrity, arrière-petit-fils (illégitime, donc) d'Einstein qui rend visite à sa grand-mère sans savoir dans quoi il vient de mettre le doigt. Car la dame a disparu corps et âme, et mauvaise surprise, on la soupçonne de posséder personnellement un morceau de la fameuse machine d'Einstein. D'où la surveillance de la maison. Par des gens qui n'ont aucun sens de l'humour et qui décident d'en savoir un peu plus sur Frank Marrity. Un Frank Marrity qui va faire tout ce qui est en son pouvoir pour protéger sa fille de la bande de fous furieux qui commencent à lui en vouloir sérieusement…
Trouvailles en tous genres (aveugles télépathes, explication étonnamment crédible des phénomènes paranormaux de type poltergeist, etc.), scénario millimétré, action généreuse maîtrisée du début à la fin, À deux pas du néant ne manque pas de charme. Tim Powers se déchaîne et le côté éminemment jubilatoire du résultat fonctionne dès les premières pages. On en ressort convaincu, mais incrédule. Par quel tour de magie l'auteur réussit-il à nous faire croire à son histoire ? Des démons ? Le Mossad ? Charlie Chaplin (on ne dévoilera pas son rôle ici) ? Albert Einstein ? Des voyages dans le temps ? Tout ça dans un seul roman ? Et pourtant… L'ensemble marche impeccablement, tout en s'offrant le luxe de rester sérieux. Bref, un joli numéro d'équilibriste qui réconcilie divertissement et intelligence. Difficile de bouder son plaisir.