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Les critiques de Bifrost

À l'Est de la vie

Brian ALDISS
MÉTAILIÉ
432pp - 19,06 €

Critique parue en novembre 1999 dans Bifrost n° 15

Fonctionnaire d'une sorte de pendant européen de l'UNESCO, Roy Burnell court le monde — et les femmes — pour inventorier le patrimoine culturel et religieux de l'humanité là où il est en danger. Ainsi chasse-t-il l'icône en Géorgie de l'Ouest, avant de prendre la direction du Turkménistan, au sud d'une mer d'Aral assassinée par une catastrophe écologique majeure comme seule sait en produire la folie des grandeurs bureaucratique. Il y inventoriera un pont dressé entre nulle-part dont la valeur culturelle et l'intérêt économique avoisinent le zéro. Un pont tout droit jailli d'un roman de James Ballard.

Si l'action du roman se situe dans le Caucase et en Asie Centrale, elle aurait aussi bien pu prendre pour cadre les Balkans. Ainsi, bien que publié en anglais en 1994, à l'heure de le lire en français ce roman dégage une puissante et très prenante odeur de déjà vu. Un quelque chose du journal qui est resté introuvable dans la presse. On ne peut pas parler de prospective. Non. Plutôt de l'observation prémonitoire d'une fatalité aussi humaine que dérisoire.

À travers ce que voit l'œil de Roy Burnell, Aldiss nous montre le flux de l'Histoire qui s'écrit dans l'esprit des hommes. Il y a la guerre ici et là. Et au milieu de ces guerres de stabilisation qui ensanglantent l'Est du monde, la vie de tous les jours. La vie, la vraie, pas la survie médiatico-lacrymale qu'on sait si bien nous servir comme laxatif affectif. Une vie drôle ou vache, dure, parfois horrible, quelquefois plaisante, déprimante, intéressante… Et Aldiss, en maître, arrive à faire se télescoper diverses dimensions du récit lorsque, par exemple, un Burnell perdu dans la campagne anglaise, sa mémoire volée, est recueilli par un psychopathe à la veille du grand jour…

À l'Est de la vie est avant tout un livre humain. Un roman à l'interface de l'homme et de son monde — du monde tel qu'il le fait — , ni meilleur ni pire mais désespérément humain. C'est un livre qui n'a rien de ces romans égotistes que les personnages phagocytent entièrement, pas davantage que de ces autres, tout aussi fades, parcourus par les vecteurs ectoplasmiques supportant la vision en noir et blanc et l'ouïe monophonique d'un auteur trop distant. Roy Burnell et tous ceux qu'il croise — Irving, l'astronaute qui a marché sur la Lune ; Kaguinovitch, le seigneur de la guerre ; le père Kadredine ; le diplomate Murray-Roberts ou le Dr Hikmat Haydar — ont un grain, une finesse et une profondeur rare. Aldiss sait les faire vivre. Ils sont au cœur du récit sans pour autant devenir le récit. Les personnages d'Aldiss se cherchent comme se cherchent les pays que traversent Burnell. Le vol de la mémoire du héros apparaît alors comme la métaphore des années soviétiques de la Géorgie ou du Turkménistan. L'identité, ce sentiment d'exister, naît de la mémoire ; d'où ce pathétique désir de se retrouver dans un pont mort-né…

Si, par littérature, on entend mise en scène de l'interaction des gens et du monde et par science-fiction l'impact d'une dimension technique sur cette interaction, alors À l'Est de la vie entre bien dans la première catégorie, et par la grande porte.

Il n'y a pas de changement de paradigme, ni de décalage conceptuel, pas même une esthétique SF spécifique. Ce monde n'est pas le nôtre ; c'est un avenir incertain qui se cherche, tout comme Roy Burnell et les gens qui le peuplent. Parce que le monde de ce livre n'est pas le nôtre, il permet à Brian Aldiss d'en révéler l'archétype.

Avec À l'Est de la vie, Aldiss jette sur l'humanité un regard d'un pessimisme d'autant plus amer que lucide. Il signe là un roman extrêmement riche qui, s'il n'est pas à proprement parler de la Sf, fait preuve d'une remarquable maestria dans une tonalité des plus ballardiennes. Une évocation forte.

Jean-Pierre LION

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