Je me préparais à rédiger la critique du recueil de Michel Demuth, A l’est du Cygne, lorsque je réalisai avec effarement que Pitou, surnommé Brad Pitt, voire Brad Pitbull à l’heure de l’apéro, l’un de mes deux chiens, de nature encore plus inconnue que l’autre, qui était pourtant sa mère, venait de se faire les dents sur les 500 pages du recueil, nonobstant et sans aucun respect pour la superbe couverture de Philippe Caza. Bon, lorsqu’il n’était encore qu’un chiot, il mangeait essentiellement des clous et rongeait des pierres, mais ce n’était pas une raison pour se faire un sang d’encre en ingurgitant un million de signes. Eh oui ! Lorsque Richard Comballot est aux commandes, vous en avez en général pour votre argent. Bref, un petit tas de carton et de papier semi régurgités, pour un roman gore ça passe, mais dans le cas présent il ne me restait plus qu’à foncer à la grande surface culturelle la plus proche pour me procurer un exemplaire flambant neuf du recueil. Ce que je fis, mais peu habitué des lieux (je fréquente plutôt les librairies du centre-ville), je hélai un vendeur. « Je cherche un bouquin de Michel Demuth. » « Deux quoi ? » « Demuth. Un auteur français… de S-F. » « De quoi ? » « De science-fiction. » « Ah, oui… Excusez-moi, mais en S-F je n’ai lu que des DVD. » « Vu. » « Vu quoi ? » « Des DVD. » « Ah, c’est bien ce qui me semblait, vous cherchez un DVD. » « Ok. Laissez tomber, je vais me dé-brouiller tout seul. » Après avoir traversé un rayon entier réservée à la Bit Lit — en ayant la triste confirmation qu’il ne s’agissait pas de Littérature Bitée mais d’his-toires plus ou moins vampiresques parfumées à l’eau de rose — je débouchai avec effarement au rayon « Polar & Fantasy ». S-F : nada. Mais j’avais une critique à faire et j’insistai ; après avoir marché pendant ce qui me parut des siècles le long d’étagères pleines à craquer de trilogies, pentalogies, décalogies aux couvertures interchangeables, je trouvai enfin, au fond du rayon, du magasin et peut-être même de l’univers, une petite étagère poussiéreuse, où plus grand monde ne posait les doigts et où brillait d’une lu-mière tremblotante le cygne extraterrestre dessiné par Caza, entre les moirures métallisées du dernier roman de Michel Jeury et les flambées d’automne de la dernière traduction de Robert Charles Wilson en « Lunes d’Encre ».
Il ne me restait plus qu’à noyer mon dé-sespoir dans la lecture et alimenter ce sentiment de nostalgie à la fois agréable et em-preint d’amertume, car à travers celui qui fut un acteur phare de la scène éditoriale du siècle dernier, c’est un peu toute l’histoire de la S-F qui est passée en revue. Les nouvelles fraîches et naïves écrites par l’auteur dans les années cinquante puis celles, à l’écriture plus affirmée, des années soixante dressent un catalogue quasi complet des thèmes prin-cipaux de la science fiction — exploration spatiale, catastrophe nucléaire, robots déglin-gués, voyage dans le temps, univers parallèles, civilisations extraterrestres, conflits in-tergalactiques, etc… — et rappellent par la même occasion Marginal, la superbe série d’anthologies thématiques créée par le même Michel Demuth dans les années 70.
On reconnaît ici et là les influences de nombreux auteurs américains comme Clif-ford D. Simak, Jack Vance, Cordwainer Smith ou Robert F. Young. L’auteur revendique d’ailleurs lui-même celles de Ray Bradbury, Robert Sheckley et Samuel Delany pour ses premiers textes. Il y a pire… Ces influences reconnues ont fait dire de Michel Demuth qu’il était le plus américain des auteurs fran-çais, certes, mais, comme Francis Carsac, Stefan Wul ou Nathalie Henneberg, avec une french touch qu’il n’a cessé d’affirmer au fil des années. Ses dernières nouvelles, absolument splendides, baroques, surréalistes, magiques, traduisent bien « cette volonté d’accorder au style une grande importance », comme l’affirme l’auteur dans l’excellente interview menée par Richard Comballot, présente à la suite des nouvelles et juste avant la splendide autofiction « The Fullerton Incident » qui clôt cet imposant volume.
Une histoire de la S-F, disions-nous, peuplée d’auteurs que Demuth admirait réellement : « Globalement, il se raconte des histoires de plus en plus passionnantes et de mieux en mieux écrites, quand il s’agit d’écrivains tels que Jonathan Carroll, Dan Simmons, William Gibson, Paul J. McAuley ou Poppy Z. Brite. Ce qui s’est perdu, c’est qu’il y a vingt ou trente ans, les grands auteurs avaient une individualité très forte, ils ne se ressemblaient pas. Ballard était Ballard. Dick était Dick. Sheckley était Sheckley. »
La liste pourrait bien sûr être longue car Ellison était Ellison, Sturgeon était Sturgeon et Moorcock était Moorcock. Mais c’est une autre histoire. Celle d’avant les étagères som-bres perdues quelque part à l’est du Cygne, tout au fond de l’univers.
Et un type comme Michel Demuth, qui a dirigé les revues Galaxie et Hitchcock Maga-zine, les collections « Galaxie Bis » et « Club du livre d’anticipation », créé la série d’anthologies thématiques Marginal, traduit entre autres Dune, 2001 l’Odyssée de l’espace et Elric le Nécromancien, écrit une histoire du futur, Les Galaxiales, inachevée, certes, mais qui a tout de même eu le Grand Prix de la S-F alors qu’on ne le décernait qu’à des romans, ne peut décemment pas y croupir indéfiniment. Alors ruez-vous vers la grande surface culturelle la plus proche et libérez-y son recueil. Si vous embarquez au passage les romans de Jeury et Wilson, personne ne vous en tiendra rigueur.