Quel bel ouvrage ! Une couverture soignée, un choix de couleur à dominante bordeaux et or, une belle épaisseur, un papier souple au grain agréable quoiqu’un peu fragile pour qui tourne les pages trop vite… La nouvelle édition de À la pointe de l’épée (initialement paru chez Calmann-Lévy, cf. la critique de Bertrand Bonnet) d’Ellen Kushner est décidément un bien beau livre sorti par les éditions ActuSF, de ceux que l’on exhibe fièrement dans les rayons de sa bibliothèque ou qu’on laisse traîner sur la table basse pour montrer l’étendue de son érudition.
Le contenu est à l’avenant. Cette version reprend le roman déjà traduit en 2008 (et réédité chez Folio « SF » en 2010, édition toujours disponible) en y ajoutant les nouvelles ayant comme personnage principal le bretteur Richard Saint-Vière, mais aussi des courriers fictifs entre certains personnages secondaires apportant un éclairage différent sur le couple formé par Saint-Vière et son mystérieux compagnon, Alec. Avant même d’entrer dans l’histoire, il convient de souligner combien le style d’Ellen Kushner est un régal, restitué au mieux par la traduction de Patrick Marcel. Un style qui évoque les romans, les pièces de théâtre et les lettres tels qu’ils pouvaient s’écrire au xvie ou au xviie siècle. Il faut aussi préciser qu’il n’y a aucun élément de fantasy dans À la pointe de l’épée. Seul le monde lui-même où se passe l’histoire, c’est-à-dire la Ville sans nom et les territoires l’environnant, relève de l’imaginaire. Tout le reste, même si l’époque n’est pas clairement indiquée, pourrait se situer dans n’importe quelle grande cité d’Europe à une période où l’escrime était une pratique courante, soit du xve au xviiie siècle. Que ce soit les noblesses de la Colline ou la populace des bas-fonds des Bords-d’Eaux, aucun d’entre eux n’est doté du moindre pouvoir magique, victime de la plus petite malédiction. Tous ces personnages pourraient se glisser sans effort dans un texte de Marivaux, Balzac ou Dumas.
L’ensemble (À la pointe de l’épée et les cinq nouvelles qui l’accompagnent – « Un jeune homme de mauvaise vie »,« Au temps où j’étais brigand »,« Le Bretteur qui n’était pas la Mort », « Le Duc des Bords-d’Eaux » et « Cape-Rouge ») brosse un portrait par petites touches de Richard Saint-Vière, de son enfance campagnarde à la pleine maturité de son art. Présenté par l’autrice comme un « mélodrame de mœurs », le roman met certes en scène un bretteur et son amant, mais les combats à l’épée et l’amour ou le désir qui lient les deux hommes passent au deuxième plan, au profit de la description du monde où ils évoluent et les jeux de pouvoir qui se nouent et guident leurs destins aussi bien sur la Colline que dans les Bords-d’Eaux. Moins que l’intrigue, assez décousue pour être lue à la manière d’un feuilleton, c’est la galerie de personnages présentée qui va séduire le lecteur. Aucun n’est franchement bon ni franchement mauvais, et surtout pas les deux héros principaux. Tous se croient plus intelligents et retors qu’ils ne le sont réellement. Un à un, ils se feront piéger par leurs sentiments et le sens du devoir lié à leur position sociale. Toute la saveur du livre va se situer dans les non-dits et les allusions des personnages. Ainsi, hormis une mort parfaitement incompréhensible à la fin de « Au temps où j’étais brigand », aucune scène ne choque réellement le lecteur. On y parle de sang, de stupre et de perversions variées, mais sans jamais l’étaler au grand jour. Chez Ellen Kushner, on reste entre gens de bonne compagnie : la cruauté, l’envie ou la passion avancent à pas feutrés dans un sens de la nuance remarquable.
Des différentes nouvelles présentées, si« Au temps où j’étais brigand » et « Le Bretteur qui n’était pas la Mort » sont parfaitement oubliables, les trois autres ne manquent pas d’intérêt. « Un jeune homme de mauvaise vie » et « Le Duc des Bords-d’Eaux » servent de prologue et d’épilogue parfaits au roman lui-même. Quant à « Cape-Rouge », elle ajoute une touche fantastique à la Maupassant ou la Poe qui conclut parfaitement l’ensemble. À savourer en prenant tout son temps, donc, avant de remiser l’objet bien en lumière dans sa bibliothèque.