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Les critiques de Bifrost

À la poursuite des Slans

Alfred Elton VAN VOGT
J'AI LU
224pp - 4,00 €

Critique parue en mai 2020 dans Bifrost n° 98

À la poursuite des Slans, qui a obtenu le Retro Hugo 2016 pour l’année 1941, compte au rang des plus grands classiques de l’Âge d’or de la SF américaine. Classique, sans aucun doute, mais est-ce bon pour autant ? Dans son article « La Complication dans le récit de SF », van Vogt expose sa méthode de travail  : le fourre-tout. Il en va de la littérature comme de la cuisine. Si vous concoctez un pot-au-feu et que vous ajoutez tout et n’importe quoi, le résultat à toutes les chances d’être curieux. Si vos commensaux ne sont pas des ET, ils risquent fort de considérer votre cuisine comme un roman de van Vogt.

Surhomme, mutant, télépathe, voilà notre pâtée du jour : le Slan. Dans ce futur, les Slans sont tirés à vue comme des lapins. Jommy Cross, neuf ans, qui vient de voir sa mère se faire descendre au coin de la rue, va survivre à tout : accroché au parechoc de la voiture du chef de la Gestapo police anti-slans ; traqué par tout un quartier avide de lynchage en pleine hystérie collective ; capturé par Mémé qui en fait un voleur à la tire avant de décider de le vendre aux flics ; en fuite, entraînant Mémé chez les Slans sans corne qui sont pour les Slans des ennemis encore plus implacables que les humains… Pour lire et apprécier la SF, il faut pouvoir suspendre son incrédulité. Ici, on passe dans une autre dimension. On peine à comprendre les motivations des personnages dans ce roman particulièrement rocambolesque, où les situations ne cessent de se retourner comme une crêpe dans la poêle. Jommy est présenté comme un garçon super intelligent ; il est surtout gentil… Plus bête, on meurt ! Il ne veut absolument pas faire le moindre mal à quiconque, même s’il est seul contre un monde entier acharné à vouloir sa mort. Imaginez un joueur du ? d’échecs se refusant à prendre la moindre pièce à son adversaire qui, en plus, gagnerait à la fin. Si ce n’est pas de la suspension de l’incrédulité au carré… C’est surtout le fruit de la méthode van Vogt d’écriture.

Au crédit de l’écrivain, il y a cependant une inspiration dont on ne peut que lui savoir gré : voir dans le Slan une métaphore du Juif dont les persécutions battaient leur plein dans l’Europe en guerre, lorsqu’il sérialisa son roman dans Astounding à l’automne 1940. Cet unique élément spéculatif confère au roman une valeur, à défaut d’une qualité, incontestable.

À la poursuite des Slans se lit donc agréablement, avec le recul indispensable, ou, au contraire, avec une totale absence du moindre recul, le nez entre les pages… Ce genre de classique est-il vraiment la porte d’entrée idéale à l’univers de la SF  ? Il a été dit de Diaspora, de Greg Egan, que c’était une porte close et verrouillée n’offrant nul accès à la SF à qui n’en est déjà un lecteur chevronné nanti d’un solide bagage scientifique. Ce roman de van Vogt s’avère tout l’inverse. Le lecteur doit vraiment le vouloir très fort pour que ça marche. La suspension de l’incrédulité s’applique normalement à la thématique du roman : ici, l’existence de mutants dans un certain futur, mais ce pourrait être des robots, une invasion ET, des voyages dans le temps, etc. – pas de problème. Le souci est que van Vogt exige aussi de son lecteur l’acceptation d’une intrigue, non pas déconstruite (ce qui implique qu’elle ait été construite à un moment), mais inconstruite, pleine de motivations incompréhensibles, de péripéties en impasse et de personnages inutiles. Van Vogt maîtrise un certain art du tirage à la ligne, mais, ayant ajouté à son roman toutes les idées qu’il a trouvées, il donne l’impression contraire, celle d’un roman elliptique – faisant implicitement croire au lecteur qu’il n’est pas à la hauteur du livre – qui aurait mérité davantage d’explications et de liant. À la poursuite des Slans, comme bien d’autres livres de van Vogt, résiste donc mal à une lecture armée d’un calepin et d’un crayon. Il faut le lire sans trop se poser de question, d’une manière superficielle, en guise de pur divertissement, et faire l’impasse sur les questions sans réponse et les explications contradictoires.

Si on analyse le roman à l’aune des critères habituellement admis pour juger d’une œuvre littéraire, ainsi que nous y enjoint Damon Knight dans son article « A. E. van Vogt : le gâcheur cosmique », notre auteur apparaît comme un écrivain médiocre, incapable de bâtir un roman qui tienne la route. Jacque Goimard a réfuté le postulat de Knight, arguant que la SF, et l’œuvre de van Vogt en particulier, devait être évaluée en fonction de critères spécifiques. On postule donc que c’est de la bonne SF, ce qu’on justifie a posteriori par la présence de spécificités devenant dès lors des marqueurs de qualité. En lisant de la sorte, il est certain que l’on peut trouver du plaisir à la lecture de van Vogt en général et de À la poursuite des Slans en particulier. Ce faisant, on contribue aussi à maintenir la SF dans un ghetto littéraire qui conduit à la considérer comme de la sous-littérature. Ce n’est qu’en lui appliquant les mêmes critères qu’à toutes autres œuvres que la SF pourra enfin être jugée comme une « vraie » littérature.

Jean-Pierre LION

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