Francis BERTHELOT
DYSTOPIA
352pp - 15,00 €
Critique parue en avril 2016 dans Bifrost n° 82
[Critique commune à Le Rêve du démiurge, intégrale 1/3 et Abîme du rêve.]
En 1994, fort de trois romans primés (La Lune noire d’Orion, Calmann-Lévy, 1980, Rivage des intouchables, Denoël, 1990, et La Ville au fond de l’œil, Denoël, 1996) et d’un essai (La Métamorphose généralisée, Nathan, 1993) en passe de l’être, ayant pris part à deux collectifs s’employant à abattre les frontières des genres, Limite et Nouvelle Fiction, Francis Berthelot publie le premier des neuf volumes que comptera « Le Rêve du Démiurge ». Vingt ans plus tard, voici l’ultime volet et le début de la réédition de cette œuvre magistrale aux allures de saga familiale fantastique.
1953. Olivier, sept ans, sent confusément le poids des années noires qui ont précédé sa naissance. Poussé à espionner ses parents par un pantin, un hussard en uniforme qui semble prendre la parole, il réalise que l’opulente chevelure de sa mère n’est qu’un postiche. Son monde se brise lentement sous le poids du passé, l’ombre de la guerre s’étend sur la scène où se joue la sinistre farce de la différence. Au fil d’une adolescence qui aurait dû le voir s’épanouir, seule la violence du regard des autres le façonne et nourrit ses sens – une violence à même de briser les êtres.
1966. Le cirque Algeiba arpente la Bretagne. Pétrel, adolescent épileptique en proie au constant traumatisme d’un corps qui lui échappe, contemple l’impossible grâce du jongleur Constantin. Rongé par la maladie, celui-ci veut avant de mourir toucher Anaon, l’île que ses livres d’enfant donnaient pour porte vers l’Au-delà. En attendant, malgré sa faiblesse, il se donne à son art qui tout à la fois masque son état et exprime son être. Fasciné, Pétrel s’éveille confusément à la sensualité, pour se heurter aux interdits et préjugés qui, creusant un peu plus encore sa différence, lui enseignent l’injustice – et bientôt la colère. Pour éviter que ces deux-là ne se consument trop vite, il faudra l’amour de Lily-Rhum, qui sous couvert de voyance fait tomber les masques. Et le secours de l’art (qu’il soit cirque ici, plus tard théâtre, peinture ou musique) pour attiser les âmes.
1970. Katri, comédienne hantée par des drames qu’elle refuse d’affronter, tombe sous le charme de Gus, artiste de rue amnésique, privé d’un passé qu’on devine tourmenté d’où n’émerge que la haine de l’Allemagne. Wilfried, le jeune directeur du théâtre, qui ne cache pas son homosexualité, est fasciné par Gus, en qui il discerne les échos de son enfance allemande. À l’amnésie du peintre répond le poids que l’héritage de la guerre fait peser sur les épaules du metteur en scène. Il ne reste qu’à frapper les trois coups. Mélusath, le génie aux allures de faune du trompe-l’œil que Gus a peint dans le hall du théâtre quitte sa fresque pour prendre en main la petite troupe. Plus question de mensonge ou d’oubli, de jouer l’illusion contre le vrai : le génie du théâtre rend les personnages du roman à la scène de leurs propres vies.
Berthelot écrit au présent comme une évidence, d’une plume dont la densité dépouille le réel de l’accessoire pour enluminer l’essentiel. Tout ici touche à l’intime. Pas un souffle d’air, pas un dialogue même qui n’éclaire les enjeux portés par les personnages. Sans cacher l’origine psychanalytique de son écriture, il investit chacun d’eux, jeu de masques qui ancre le cycle dans le terreau fertile de l’entre-mondes des transfictions, qu’il cartographiera plus tard (dans sa Bibliothèque de l’Entre-Mondes, « Folio SF », 2005). L’homosexualité, transgression première, est ici le prisme par lequel s’expriment les ravages de la différence, des tabous, du poids des figures parentales et du regard de l’autre, qui créent fêlures, brisures et ravines de l’âme. Seul remède, l’acceptation de soi est offerte aux personnages par l’expression artistique, qui ouvre la voie à l’irruption du fantastique, transgression littéraire à même de fouiller l’obscurité des êtres. La nature intime de ce merveilleux noir qui se développe de volume en volume se voit portée à son apogée avec Abîme du Rêve.
Tour à tour narrateur et personnage de sa propre fiction, Ferenc Bohr est l’auteur du Rêve arborescent. Depuis peu, il doute de sa raison : les personnages de ses romans semblent s’inviter dans la réalité. Olivier, Constantin et les autres, jusqu’à Bran Hadès, le pire d’entre eux, qui quitte les Limbes de la Fiction pour lui adresser des menaces à peine voilées. Là n’est pas le seul péril : les livres ne se vendent pas, et s’ils devaient être pilonnés, leurs personnages en mourraient. Ferenc lui-même ne survivrait pas à la dissolution de ses univers cathartiques. Dans les combats qui s’annoncent, il ne pour ra compter que sur son compagnon… et sur Mélusath. Dialogues alertes, didascalies, scènes jouées : une dernière fois le théâtre déploie ses masques miroirs. Thématique ou poétique, structurelle ou linguistique, la transgression est à son comble. L’auteur-démiurge, Berthelot et Bohr fondus l’un en l’autre, vit des mondes et dans les mondes qu’il offre à ses personnages – et au lecteur qui, démiurge à son tour, abrite les univers qui le nourrissent. Mélusath a joué son dernier tour : le quatrième mur vient de voler en éclats.
Le Rêve est achevé. L’auteur se veut posthume, la musique a quitté les pages de ses romans, le voici compositeur. Mais les personnages qui peuplent les Limbes de sa fiction méritent de vivre en vous. Accueillez-les : vous ne le regrettez pas.