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Les critiques de Bifrost

Abzalon

Abzalon

Pierre BORDAGE
J'AI LU
544pp - 8,20 €

Bifrost n° 12

Critique parue en mars 1999 dans Bifrost n° 12

Ester se meurt, inéluctablement condamnée par le déclin de son soleil. Et si la planète agonise, ça n'empêche pas ses habitants humains de s'abandonner aux travers de l'espèce : guerres de pouvoir, génocides, totalitarisme et autres joyeusetés. Bref, rien de bien nouveau sous le soleil d'Ester. Il y a d'abord les Kroptes (les colons d'origine), à la société fermée, passéiste, aride, excessivement stricte (genre Amish en moins marrant !), et qui occupent le continent sud. Leur sort sera réglé en quelques jours par les habitants du continent nord, région surpeuplée, extrêmement industrialisée et polluée. Au nord, justement, vous avez les Moncles, officiants d'une religion abjecte basée sur le renoncement (genre catholique intégriste en plus con, c'est dire !). Il y a également les Mentalistes, qui eux aussi évoluent dans les sphères du pouvoir, des créatures froides qui réduisent tout au calcul, des êtres dopés aux nanotechnologies. Et enfin, en filigrane, il y a les Qvals, peuple de légende dont la rumeur affirme qu'ils furent les premiers habitants d'Ester... Evidemment, dans le genre archétypal Bordage se pose là... Et puis il y a ce projet Mentaliste complètement fou d'arche spatiale géante peuplée de 10000 âmes : 5000 prisonniers de droit commun de la pire espèce, 5000 Kroptes réduits en esclavage. Tout ce petit monde va bien vite se retrouver propulsé dans l'espace profond, en route pour un voyage d'un siècle en quête d'une nouvelle planète habitable... Bon voyage !

Ici, deux maîtres mots : syncrétisme et archétype. Syncrétisme parce que Bordage a réuni une bonne part du fatras usuel développé dans de nombreux space opera et, par extension, dans la science-fiction en général : l'arche spatiale bien sûr, la planète mourante, l'hégire, la découverte du nouveau monde, les nanotechnologies, le clonage (c'est la mode !), la religion hégémonique et mystérieuse, les groupes d'influences occultes, la race oubliée, etc. Y a pas a dire, tout y est ou presque. Archétype car tous ces motifs sont en définitive très basiques et connus de tous. Rien de vraiment neuf dans tout cela. jusqu'aux personnages qui, au départ, semblent bien caricaturaux. Abzalon le laid, grand, fort et monstrueux, manière de Quasimodo lent d'esprit, qui forme un parfait duo avec Loello le gouailleur, vif, opportuniste, débrouillard (un guerrier et un voleur, diraient les amateurs du Cycle des Epées de Leiber). Et puis il y a Ellula, la belle et pure Ellula, offerte comme en sacrifice à un vieillard borné. Mais qu'on se rassure, la Belle rencontrera la Bête... Il ne fait pas de doute que Bordage connaît ses classiques.

Parvenu à cette évidente constatation de lieux communs, on en vient à se demander où est l'intérêt du présent roman ? C'est pourtant très simple : si vous ouvrez ce livre, vous ne le refermerez que 500 pages plus loin. Car en dépit de l'aspect extrêmement classique de la mise en place d'éléments narratifs eux-mêmes passablement convenus, outre les flagrantes incohérences scientifiques du propos de l'auteur et le taux d'improbabilité marqué de certaines scènes et événements (le canevas général du roman est globalement peu réaliste), eh bien on plonge ! Car le souffle épique de Bordage donne une fois encore dans ce roman toute sa mesure. L'auteur nous prend sous son aile, nous embarque littéralement dans son univers de violence, de haine, d'amour, de vie. Bordage a une envie d'écriture débordante, c'est flagrant : un tel plaisir ne peut être que contagieux. Et on frémit pour ces personnages si outrageusement déchirés, blessés, en proie aux doutes. Car c'est bien là tout le talent de l'auteur que de parvenir à donner une dimension extraordinairement humaine à ses personnages. On rit, on pleure avec eux, et peu importe le reste...

Abzalon est le premier volet d'une trilogie. Reste a espérer que Bordage parviendra à maintenir l'intensité du récit tout au long des deux tomes à venir (c'est un des travers notables de cet auteur qui a parfois tendance à se « regarder » écrire), et à souhaiter que l'éditeur proposera d'aussi belles couvertures pour les volumes suivants tout en évitant les nombreuses coquilles qui émaillent celui-ci.

Olivier GIRARD

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